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Public-Privé. Vers un nouveau partage du contrôle de la criminalité ?

Réflexions inspirées du Congrès organisé par le Groupe suisse de travail de criminologie Interlaken (9 au 11 mars 2005)

par Anne-Marie Klopp, mai 2005

 

En une période où le « marché » de l’insécurité suggérée fleurit et gagne tant de terrain que les frontières entre les champs d’intervention publique et les champs d’intervention privée se dissolvent, le Groupe suisse de travail de criminologie a soulevé la question de savoir si nous nous dirigeons vers un nouveau partage du contrôle de la criminalité.

La question a été abordée sous deux formes à savoir par le biais d’interventions à caractère fondamental ou encore sous divers angles pratiques.

Les interventions à caractère fondamental ont toutes soulevé les points suivants :

  1. inflation législative
  2. introduction pour ne pas dire intrusion de l’économie de marché dans le champ du droit pénal et du droit judiciaire voire au sein de la police
  3. invasion de la technologie

Remarquons la présence du préfixe « in » dans les trois thèmes. De nouveaux concepts jusque là inconnus du monde fermé de l’espace pénal et aussi de l’espace judiciaire et pénitentiaire sans oublier celui du « corps » de police le pénètrent et le bousculent. Citons entre autres ceux de privatisation, rationalisation, minimisation des coûts et de possibles risques matériels mais aussi humains, meilleure utilisation des ressources humaines et financières. Que ces mondes fermés sortent de l’ombre et soient soumis à un contrôle a certainement des aspects positifs. La mise en lumière d’abus de tous genres commis par ces milieux qui étaient chargés de lutter contre les transgressions aux normes vise à une plus grande visibilité et surtout transparence. Elle permet aux citoyens de mieux comprendre le fonctionnement de ces institutions et de s’insurger contre les abus commis par celles-ci. Mais cette politique d’ouverture peut elle-même devenir abusive, ceci dans le cas où elle vire au voyeurisme. Aujourd’hui non seulement les mondes fermés évoqués plus haut sont soumis au regard des citoyens mais encore les espaces publics retiennent l’attention des autorités quelles qu’elles soient et aussi de groupes d’intérêt comme les commerçants par exemple. Ils n’ont de cesse de suggérer des besoins exacerbés de sécurité de la part des citoyens et cultivent, par le biais des media, un sentiment d’insécurité omniprésent. De ce fait les mesures de contrôle sont intensifiées ce qui conduit à la découverte d’un nombre plus important d’infractions et donc gonfle les chiffres de ladite délinquance. Les citoyens sont désormais appelés à participer du contrôle social renforcé sous prétexte qu’au nom :

  1. d’un soi-disant besoin de sécurité, le citoyen souhaiterait un contrôle minutieux des personnes et des lieux représentant un danger potentiel
  2. d’une politique de prévention invasive, le citoyen se doit de surveiller son propre voisin.

Fini le temps des niches où se retirer dans l’espace public voire privé. Jean Ruegg a décrit l’exemple de caméras installées dans les bus, caméras permettant de contrôler le comportement des voyageurs et leurs interactions. Il existe des parents qui souhaiteraient avoir accès aux films pour les visionner afin de contrôler leur enfant. Pour illustrer jusqu’où une telle politique peut mener il suffit de citer le cas d’une personne habitant dans un immeuble situé à un carrefour dangereux et qui a traduit la ville de Düsseldorf en justice pour avoir été fixée de façon régulière sur les clichés pris par une caméra chargée de contrôler les conduites dangereuses. Elle a fait valoir son droit au respect de son intimité et a obtenu que cette caméra soit déplacée. L’instrument technique que constitue une caméra est utilisé à moult fins. C’est ainsi qu’on l’utilise non seulement dans des lieux publics dits à risque et de plus en plus dans des espaces privés (pensons aux banques, magasins voire aux portes de maison cossues…) mais encore comme instrument de contrôle dans certaines prisons où elle remplace le surveillant. Cette caméra qui peut être très petite peut balayer d’immenses surfaces sans que le citoyen ne s’en aperçoive. Cet instrument peut régir en despote. A aucun moment durant ce congrès la question du visionnement des clichés voire des films enregistrés n’a été soulevée. La caméra a besoin de la main humaine pour être programmée. A l’image du slogan qu’on trouve sur les autoroutes en Europe « derrière les travaux se cachent des hommes, roulez prudemment » il serait bon de propager « derrière les caméras se cachent des personnes susceptibles de vous visionner ! »

Si la technologie, apparemment objective mais finalement très subjective puisqu’elle doit être programmée et que les images enregistrées doivent être évaluées, est reconnaissable et reconnue comme un intervenant tiers dans les relations entre divers groupes de personnes et d’intérêt, le mésusage de catégories telles que la sécurité mais aussi d’insécurité (à laquelle est relié le terme de sentiment) et de qualifications devenues courantes comme celles de danger, dangerosité, gravité sans oublier la notion de violence est beaucoup plus difficile à percevoir. Par trop souvent ces concepts sont considérés comme donnés et peu nombreux sont ceux qui tentent de les replacer dans un contexte plus large permettant d’en souligner l’aspect aléatoire voire manipulateur. A partir de chiffres produits sous forme de statistiques par les instances de contrôle sociétal il est devenu possible de justifier nombre de mesures en jouant sur les sentiments des citoyens (est-ce que le citoyen moyen est en mesure de comprendre qu’une présence policière intensifiée accompagnée d’un contrôle systématique fera ressortir un nombre plus important d’infractions qu’en temps ordinaire ? A-t-il seulement entendu parler des champs de criminalité déclarée et cachée?) Il est devenu difficile voire impossible au téléspectateur nourri d’une multitude d’images dont il ne sait comment elles ont été saisies ou encore au lecteur de la presse quotidienne confronté à une série de nouvelles « sensationnelles » de se faire sa propre opinion. Plutôt que de parler d’opinion publique il faudrait parler d‘ « opinion publiée ». Quoi d’étonnant alors que les instances politiques s’emparent du marché exponentiel qu’est le sentiment d’insécurité - qui soit dit en passant est suggérée-, sentiment décliné de moult façons pour exiger des mesures draconiennes portant atteinte aux libertés individuelles. Pensons ici :

  1. à l’exemple décrit par Jean Ruegg qu’est la pratique de la biométrie de plus en plus répandue dans les aéroports
  2. ou encore au leitmotiv de l’intervention de Frédéric Ocqueteau, selon lequel les agents dépositaires de l’autorité française se penchent tout particulièrement sur le contentieux relatif aux outrages, rébellions et violence à leur égard afin de redéfinir leur champ d’action ; les conflits entre eux et les personnes dites perturbatrices sortant de l’informel pour être finalement « publicisés »
  3. sans oublier celui de Detlef Krauss soulignant que les policiers allemands s’intéressent plus à la sécurité qu’au maintien de l’ordre.

Comme l’a souligné Detlef Krauss plus on réclame de sécurité plus on entrave la liberté. Ces mesures qui entraînent une inflation non seulement normative mais encore des coûts financiers en terme de personnel et de moyens techniques doivent être appliquées dans des Etats dont les ressources sont de plus ne plus réduites. Cette situation a des conséquences qui inquiètent beaucoup ceux qui sont pour le maintien d’un Etat fort restant souverain dans une de ses tâches primaires qu’est celle du contrôle de la criminalité (citons, ici, André Kuhn qui dit six fois non à la privatisation du monde pénitentiaire ; les deux raisons principales étant que seul l’Etat peut restreindre les libertés individuelles et qu’au nom du profit économique et pour rentabiliser les coûts entraînés par la construction d’établissements pénitentiaires les prisons devront être remplies ). De fait la gestion de la criminalité obéit de plus en plus à des critères en lien avec l`économie de marché. Ainsi que les médecins font subir de plus en plus d’examens sophistiqués à leurs patients pour amortir les frais engagés dans l’achat d’appareils très coûteux, les cellules des prisons devront être remplies coûte que coûte ! Il y a donc danger d’inflation de la population carcérale.

Günter Stratenwerth et Detlef Krauss, tous deux Professeurs de droit émérites, n’ont pas manqué d’utiliser des termes forts dans leur intervention comme celui « d’insouciance générale de la part du législateur  ou encore de court-circuitage de la présomption d’innocence » pour Stratenwerth ou encore de « sociétalisation » de la sécurité, la criminalité apparaissant désormais comme un « bien public » pour Krauss[1].

Il est utile de reprendre des exemples concrets présentés durant ces deux journées qui permettent d’illustrer non seulement des traits malins mais encore des aspects présentés comme étant très positifs.

C’est ainsi que le projet d’electronic-monitoring qui fut évalué fut « vendu » comme un projet particulièrement intéressant pour les justiciables concernés, leurs proches et aussi les autorités judiciaires. Les avantages avancés étant :

  1. le maintien de la place de travail et ainsi la stabilité financière de la famille
  2. la présence accrue (en général du père de famille) à la maison permettant une meilleure communication avec les enfants et un plus grand investissement dans les taches ménagères
  3. l’individualisation de la peine

Le représentant d’une société privée de sécurité a une vision très optimiste de la situation. Il a ainsi avancé qu’il n’existait pas de concurrence entre le public et le privé, que plutôt ils se complétaient. L’efficacité et l’efficience sont, dans son cas, à l’ordre du jour. Vendeur du produit « sécurité » il a bien sûr avantage à vanter sa marchandise.

En contrepartie Nicky Padfield de l’Université de Cambridge a peint un tableau très sombre de la situation des prisons privées au Royaume Uni. La première a été ouverte en 1992. Actuellement il en existe 11 dont 2 pour femmes. L’économie de marché joue un grand rôle et il existe plusieurs modes de contrat. Les obstacles sont nombreux et les contrats souvent secrets. De plus les statistiques pénitentiaires ne couvrent que le secteur public ! Que peut-on alors contrôler ? L’intervenante a posé trois questions qui pourraient nous concerner tous dans de brefs délais :

  1. dichotomie privé/public a-t-elle un sens aujourd’hui ?
  2. les avantages financiers de la privatisation rendent-ils aveugles quant aux dangers ?
  3. suis-je simplement peu disposée à être de mon temps ?

Martin Bühler, un praticien de terrain qui dirige une maison qui accueille des justiciables soumis à un régime de semi - détention, a, quant à lui, choisi une approche systémique pour présenter son projet. Il a comparé son projet à un terrain de jeu avec des partenaires de jeu et des règles de jeu. L’essentiel, à ses yeux, est que la partie de jeu soit menée au mieux. Contrairement à un établissement pénitentiaire, le lieu d’hébergement offert est une institution sous contrôle privé et ouverte où chacun dispose d’une chambre particulière et d’une clef. Le service social n’est pas employé par l’Etat et n’est pas perçu comme étant répressif. Les trois règles de jeu peuvent être ainsi décrites :

  1. les intervenants sont proches des justiciables ; ceci de manière professionnelle. Ils exigent que les règles soient respectées
  2. ces dites règles font l’objet de négociations
  3. au justiciable de choisir.

Martin Bühler distingue 4 catégories de partenaires de jeu :

  1. les toxicomanes ; ceux-ci prétendent qu’ils savent mieux que les autres ; à cela les intervenants répondent : maintenant vous pouvez choisir
  2. les escrocs ; là la cassure est très importante
  3. les primaires ; ils ont terriblement souffert du milieu carcéral
  4. les pédophiles ; il est possible de les contrôler.

Ce lieu d’hébergement est manifestement un lieu de négociations où chacun(e) est renvoyé(e) à sa propre position et oserais-je ajouter à sa propre responsabilité.

Le lecteur attentif, présent au Congrès, remarquera que jusqu’à maintenant une impasse a été faite sur deux thèmes à savoir celui de :

  1. la violence envers les femmes et
  2. la délinquance économique.

Ce deuxième thème est sans conteste un thème extrêmement important car la délinquance économique cause de graves dégâts qui sont autant humains que financiers. Mais il est tout à la fois extrêmement sensible. Aussi nombreuses sont les entreprises qui cherchent à régler leurs problèmes d’elles-mêmes par le biais de mesures autorégulatrices ; ceci afin de ne pas être décriée par l’opinion publique. Derrière les murs douillets de bureaux confortables tout est mis en œuvre pour éviter le scandale et la remise en question de la bonne réputation. Un terme clef est à retenir dans ce contexte, celui d’ « hybridation ». Cette hybridation repose sur  le fait que l’Etat:

  1. s’abstient d’imposer des règles, les entreprises s’autorégulant
  2. délègue à des privés des tâches revenant à l’Etat.

En ce qui concerne la violence envers les femmes on assiste, ici, à une intrusion de l’Etat dans la sphère privée d’une relation entre personnes. Ce qui autrefois devait faire l’objet d’une plainte explicite de la victime doit aujourd’hui être dénoncé d’office par la police. Les avis sont très partagés sur la question car quelle est l’image de la femme qui se cache derrière tout cela ? Ne risque-t-on pas de réduire la femme au rôle d’une personne vulnérable?

Quelles conclusions tirer de toutes ces réflexions ?

La question de Nicky Padfield de savoir si la dichotomie privé/public a encore un sens aujourd’hui semble particulièrement pertinente. En effet derrière la délégation de pouvoir que se font réciproquement le public et le privé se cachent d’autres aspects que celui d’une plus grande efficacité et d’une plus grande efficience qu’elles soient d’ordre économique ou humain. Derrière cette délégation se cachent :

  1. non seulement un nouveau mode de gestion des conflits qu’ils soient d’ordre relationnel ou encore sociétal mais encore
  2. un report de responsabilité pas simplement sur les justiciables mais aussi sur les citoyens tout court.

Le colloque organisé à l’occasion du 75ème anniversaire de l’Ecole de Criminologie de l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve[2] a eu pour thème « La responsabilité et la responsabilisation dans la justice pénale ». Quitte à ce qu’elle soit traitée d’osée je pense qu’il est possible d’avancer la thèse suivante : « Report de la responsabilité et de la responsabilisation de la part de nos sociétés sur leurs citoyens ». La remarque de Dan Kaminski, durant le colloque belge, prend tout son sens dans ce contexte. C’est ainsi qu’il a dit : « il ne s’agit plus de prendre en charge le sujet mais le sujet doit se prendre en charge ». Le débat autour de la dichotomie entre le public et le privé prend ainsi une nouvelle dimension. Car non seulement le public doit faire appel au privé pour répondre aux besoins exacerbés du produit « sécurité » mais encore le citoyen est appelé à participer à une campagne universelle de prévention sensée pouvoir faire face à tous les risques possibles et imaginables encourus tant par le citoyen lui-même que par la société à laquelle il appartient. Au citoyen aussi de se « (re)socialiser ». Pour reprendre une image forte utilisée par un Professeur de droit appelé à commenter sur les ondes de la radio[3] la journée de travail du lundi de Pentecôte (« le Saint Esprit est en RTT ») nous pourrions dire que les Etats sont eux aussi en RTT !

Quelles que soient les leçons à tirer de ce débat « public – privé » il semblerait opportun d’inviter les partisans du tout public ou du tout privé à réfléchir d’une part aux lourdeurs, lenteurs, risques encourus voire aux erreurs commises dans leur système ce qui a contribué à les rendre vulnérables mais encore à ce qui leur permettrait, en un temps de disette financière, d’éviter une grande détresse humaine obligeant chaque personne à faire face elle-même à tous les problèmes inhérents à sa propre vie et à celle en société.

Notes

[1] Les termes ne sont pas repris mot à mot mais rendent fidèlement la pensée des intervenants.

[2] 28 et 29 avril 2005.

[3] France Musique, lundi 16 mai après les nouvelles de 8 heures.