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Partie 2 : Les difficultés techniques que posent les prothèses cardio-vasculaires : la pratique en Alsace

Cette seconde partie constitue le versant pratique de cette étude consacrée aux difficultés techniques que posent les prothèses cardio-vasculaires. Elle est le fruit d’une série de contacts de l’équipe de recherche avec des intervenants extérieurs intéressés par les questions de matériovigilance et le contentieux suscité par les risques médicaux. Il faut d’emblée signaler qu’aucun des juristes consultés n’a été confronté à la matière spécifique des prothèses cardio-vasculaires ou même de la matériovigilance[197]. Ainsi, par exemple, aucun d’eux n’a eu connaissance d’une action intentée par l’État et dirigée contre un médecin qui n’aurait pas respecté les règles posées en la matière.

La démarche, qui se voulait pluraliste, a conduit à une série d’échanges associant des membres du Barreau alsacien, des magistrats des juridictions du ressort de la Cour d’appel de Colmar, un praticien hospitalier, des assureurs et le suppléant du contact local de matériovigilance. Nous tenons ainsi à remercier Me NUNGE et Me JUNG, avocats au Barreau de Strasbourg, respectivement spécialistes de droit des personnes et de contentieux médical, Me LIENHARD, avocat au Barreau de Strasbourg, Professeur des Universités, Directeur du CERDACC[198] à l’Université de Haute-Alsace. Nous remercions M. MAZARIN, Vice-Président du Tribunal de Grande Instance de Strasbourg qui connaît du contentieux de la responsabilité civile médicale au sein de cette juridiction et M. ALLARD, Conseiller à la Cour d’appel de Colmar et Correspondant du service de documentation et d’études de la Cour de cassation qui nous ont également fourni de précieuses informations sur le contentieux de la responsabilité médicale. Nos remerciements vont aussi à M. CLAPHAM, représentant local de la SHAM (Société Hospitalière d’Assurance Mutuelle) et à Mme WISNIEWKI, correspondant local suppléant de matériovigilance à l’hôpital civil de Strasbourg. C’est avec le plus grand intérêt que nous avons pu profiter de la participation de M. le Professeur CHAKFÉ, Professeur des Universités Praticien Hospitalier au service de chirurgie cardio-vasculaire à l’hôpital civil de Strasbourg. Le Professeur CHAKFÉ mène actuellement une recherche technique sur les prothèses cardio-vasculaires dans le cadre de GEPROVAS en association avec les industries textiles mulhousiennes[199].

Il est à noter, cependant, que certains points de vue n’ont pas pu être pris en considération -celui des fabricants de prothèses cardio-vasculaires, des victimes et des pouvoirs publics- pour diverses raisons tenant à l’éloignement géographique, au respect de la vie privée et aux difficultés de rencontrer un contact.

Ceci dit, nous avons pu remarquer que trois principaux producteurs de prothèses cardio-vasculaires se partagent le marché français : une seule entreprise est française, les deux autres étant américaines. La concurrence est effective entre les fabricants, même si tous s’alignent en fait sur les prix, environ mille euros la prothèse. Celle-ci est remboursée par la Sécurité sociale à condition d’avoir reçu l’AMM. Le ministère de la santé et l’AFSSAPS décident ensuite de son taux de remboursement en fonction des créneaux d’indication utilisés. Mais, encore faut-il que ce dispositif médical soit inscrit sur la liste prévue à l’article L.165-1 du Code de la sécurité sociale. Cette inscription a lieu après un avis rendu par une « Commission d’évaluation des produits et prestations » (aujourd’hui dénommée « Commission spécialisée de la Haute Autorité de santé ») qui vérifie que la prothèse présente d’une part, un intérêt du point de vue de son effet thérapeutique et d’autre part, un intérêt de santé publique.

Les développements qui suivent empruntent le même cheminement que celui suivi dans la première partie théorique. Il s’agit d’étudier la matériovigilance telle qu’elle se pratique en Alsace (Titre 1), puis d’apporter des éléments de connaissance et de réflexion sur la façon dont le contentieux lié à l’utilisation de prothèses est réglé dans cette région (Titre 2) et enfin, de voir comment, concrètement, est mise en œuvre l’obligation d’information impartie aux médecins (Titre 3).

Titre 1 : La pratique de la matériovigilance en Alsace

En tant que dispositifs médicaux, les prothèses cardio-vasculaires sont soumises au dispositif national et européen de matériovigilance[200]. En France, ce mécanisme de prévention et de contrôle sanitaire est obligatoire depuis un décret de 1996[201]. Mme WISNIEWSKI, correspondante suppléante de matériovigilance au Centre Hospitalier Universitaire (CHU) de Strasbourg nous explique en quoi consiste sa fonction et l’importance du respect de la matériovigilance pour notre système de santé (Chapitre 1). A notre grande surprise pourtant, nous avons pu constater que le régime sanitaire existant est largement méconnu dans la pratique. Le personnel médical de l’hôpital civil de Strasbourg, premier concerné en tant qu’utilisateur des produits de santé, semble mal informé des prescriptions à suivre et cette situation témoigne de l’absence de contact avec l’AFSSAPS. Comment alors, déclarer un incident si le représentant local de matériovigilance, dont la fonction est justement d’établir un lien entre le ministère de la santé et les praticiens, n’apparaît pas, sur le terrain comme un référent obligatoire et incontournable ? Nous essaierons de répondre à ces questions en analysant les carences d’un système perfectible (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Le rôle du correspondant local de matériovigilance

Le profil de Mme WISNIEWSKI apparaît comme un élément déterminant de l’organisation pratique du système de matériovigilance (section 1) : qualifiée et bénévole, elle ne dispose pas toujours des moyens nécessaires pour assumer une charge de travail considérable. En effet, ses fonctions consistent à assurer le lien entre le niveau national et local de la chaîne de matériovigilance (section 2).

Section 1 : Le profil du correspondant local (suppléant) de matériovigilance

Mme WISNIEWSKI possède une formation de pharmacienne. Nommée par le Directeur général de l’AFSSAPS après avis de la Commission Médicale d’Établissement, elle exerce bénévolement sa mission pour laquelle elle a candidaté. Elle nous indique également que le contact de matériovigilance est installé dans ses fonctions pour un temps déterminé à moins d’une démission éventuelle[202].

Du point de vue de sa formation à la matière, Mme WISNIEWSKI explique qu’au début de la mise en place de la matériovigilance, des ateliers de formation se sont constitués au sein de la profession des pharmaciens. Ensuite, elle a travaillé seule en se documentant et notamment, en lisant des textes de lois. Elle avoue n’avoir reçu aucune information de l’AFSSAPS pour l’aider dans l’apprentissage de sa mission.

Néanmoins, en tant que pharmacienne, elle est un personnage central pour garantir la qualité du matériel et assurer sa bonne utilisation. Actuellement, Mme WISNIEWSKI gère plusieurs centaines de problèmes qui se répartissent entre le défaut de qualité de certains dispositifs, la matériovigilance et le mésusage par des médecins de dispositifs médicaux[203]. En d’autres termes, sa fonction consiste à veiller au bon usage des produits sanitaires par les professionnels.

Section 2 : La fonction du correspondant local de matériovigilance

Mme WISNIEWSKI n’est pas seule à assumer les fonctions de correspondant local de matériovigilance (A). En effet, des moyens humains et matériels sont nécessaires, car sur le terrain, les tâches quotidiennes sont lourdes et délicates (B).

A : La répartition des compétences

Mme WISNIEWSKI est « correspondante suppléante » de matériovigilance, le titulaire étant M. BARRET, ingénieur biomédical. Chacun d’eux occupe une place bien précise : il est chargé de la matériovigilance pour les dispositifs médicaux non stériles et l’équipement (par exemple, les scanners), tandis qu’elle coordonne les achats des dispositifs médicaux stériles et implantables pour le CHU de Strasbourg. La distinction entre leurs deux champs d’action est effective depuis 1999. Toutefois, pour l’AFSSAPS, un seul référent existe, en la personne de M. BARRET, ce qui conduit la correspondante suppléante à donner copie à son collègue de chaque signalement qu’elle effectue de façon à ce qu’il en soit informé pour le bon fonctionnement du service.

En outre, Mme WISNIEWSKI est aidée d’un interne en pharmacie, qu’elle forme à la matériovigilance avant qu’il prenne ses fonctions[204]. Celui-ci doit toujours être présent pour la seconder ou la remplacer en cas d’absence. La correspondante suppléante considère qu’elle n’aurait pas les moyens de remplir seule sa fonction ; heureusement, elle dispose d’un pool d’internes en pharmacie[205]. Au sein de cette équipe, une personne ne s’occupe que de matériovigilance. Mais elle constate également que suite aux affaires du sang contaminé, des moyens supplémentaires ont été attribués aux services de l’hémovigilance pour remplir leur mission, au détriment, peut-être de la matériovigilance. Il y a alors des risques de nuire à sa pratique quotidienne.

B : La pratique quotidienne de la matériovigilance

La mission principale de Mme WISNIEWSKI en sa qualité de contact local de matériovigilance est l’information et le signalement des incidents transmis à l’AFSSAPS, aux fournisseurs et aux services de soins. Elle coordonne également l’information quant aux résultats des expertises menées qui est ensuite transmise aux services de soins.

Ce travail implique d’être très organisé car il y a des flux logistiques de données, de matériaux et de personnes à gérer. Elle se souvient, par exemple, d’un cas de retrait de perfuseurs. Or, un hôpital ne peut fonctionner sans ce matériel. Il y a donc d’abord eu information sur le défaut de qualité des perfuseurs en cause, puis, dans un second temps seulement, leur retrait de l’établissement de soins une fois les nouveaux instruments réceptionnés.

Le cas échéant, Mme WIESNIEWSKI est chargée de signaler la défectuosité d’une prothèse : l’information est transmise à l’AFSSAPS, au fournisseur et au praticien. A l’aide de la référence du lot implanté, ce dernier retrouve le patient concerné pour l’informer à son tour. Un problème de traçabilité se pose pourtant au sujet des prothèses cardio-vasculaires qui ne sont pas forcément référencées par un code barre ; les références, si elles existent, ne correspondent pas à celles contenues dans les registres des services de logistique de la matériovigilance. A ce propos, elle indique que la traçabilité de la prothèse sera prochainement une nouvelle condition pour le remboursement par la Sécurité sociale.

Cette difficulté est un exemple concret des carences d’un système de matériovigilance perfectible.

Chapitre 2 : Les carences d’un système perfectible

De l’entretien qui nous avons eu avec le Professeur CHAKFÉ, il est apparu que le correspondant local de matériovigilance était sinon inconnu du personnel soignant de l’hôpital, du moins ne constituait pas un personnage central dans l’organisation du système de soins. Mme WISNIEWSKI ne dément pas cet état de fait et relève elle-même un certain nombre de dysfonctionnements (section 1). L’identification de leurs causes permet d’agir en vue de rendre à la pratique quotidienne du contrôle sanitaire toute son effectivité (section 2).

Section 1 : Les dysfonctionnements du système

Les utilisateurs de produits médicaux ne sont pas tous au courant de l’existence de ce contact local de matériovigilance. Seuls des anesthésistes et d’autres praticiens experts qui ont fait partie de la commission de matériovigilance sont correctement informés.

Mme WISNIEWSKI a rencontré cet été le Professeur CHAKFÉ pour un problème relatif à une endoprothèse (laboratoire « BARD » pour un produit dénommé « Saxx »). Elle voit les professionnels médicaux régulièrement et leur transmet de manière informelle des informations sur l’existence de la matériovigilance. Cependant, si elle relaie l’information en provenance de l’AFSSAPS par des courriers aux chefs de service, elle ignore s’ils la transmettent à leur tour au sein de leur équipe.

L’établissement public manque certainement de moyens pour accomplir les tâches qui lui reviennent, mais les praticiens mettent également en avant le manque de temps dont ils disposent pour se consacrer aux formalités administratives. Leur travail est d’opérer, de sauver des vies, voire d’informer leurs patients et non pas de remplir des déclarations pour lesquelles ils n’auront aucun retour.

De la même façon, Mme WISNIEWSKI note le peu de retour d’expertises de la part de l’AFSSAPS. Les études ne sont pas indépendantes puisqu’elles sont le fait du fabricant. Le défaut du système vient de cette absence d’expertise autonome.

Enfin, le correspondant local de matériovigilance entretient peu de contacts avec les patients. En effet, la victime d’un produit défectueux n’a pas le droit de déclarer un problème de matériovigilance ; elle doit en référer à un tiers qui fait remonter l’information au médecin ou à une infirmière libérale, qui contacte le service de matériovigilance qui lui-même transmet l’information au médecin. C’est ensuite ce dernier qui relaie l’information auprès de son patient et non le contact local de matériovigilance.

Visiblement, la finalité essentiellement préventive de la matériovigilance ne produit pas les effets escomptés sur le terrain. A ce titre, un des avocats consulté, se souvient d’un exemple concret où l’information n’a pas circulé. Il s’agissait de la fracture d’une tête en céramique d’une prothèse de hanche. Tout un lot de produits était défaillant, mais des médecins ont continué à utiliser ce type de produit faute d’information.

La lourdeur du mécanisme et le manque d’information apparaissent être les défauts récurrents des dysfonctionnements constatés. C’est la raison pour laquelle les efforts doivent porter sur la transparence et l’allègement des procédures. Ces aménagements auraient l’avantage de faire de la matériovigilance un véritable outil de mesure des risques et des responsabilités inhérents à notre système de soins.

Section 2 : Les aménagements d’un contrôle sanitaire indispensable

La matériovigilance est un outil indispensable à la pratique médicale en ce sens qu’elle assure la prévention des risques et constitue un moteur des avancées technologiques.

Face au manque d’information du personnel médical, Mme WISNIEWSKI mène des actions pour sensibiliser et faire connaître l’existence des services locaux de matériovigilance. Elle milite pour que toutes les vigilances soient présentées aux internes qui arrivent en fonction. Des formations à la matériovigilance et des réunions d’information sont organisées pour les infirmières, les cadres de soins… Les médecins ne se rendent pas à ces réunions ; toutefois, ils sont censés avoir une formation.

Dans ses rapports avec les fabricants, Mme WISNIEWSKI essaie de trouver des solutions pour garantir la qualité des dispositifs médicaux. Elle demande, par exemple, à ne pas être livrée par lots entiers afin d’avoir à éviter de renvoyer des quantités trop importantes de produits défectueux…

Face aux problèmes des expertises non indépendantes, la solution consisterait, selon elle, à créer des laboratoires indépendants au niveau local. Toutefois la question de leur financement reste entière.

Parallèlement, la matériovigilance constitue également un critère important pour les assureurs ou les juristes chargés de mettre à jour les responsabilités et de régler l’indemnisation des victimes. Il est ainsi nécessaire d’améliorer la souplesse et la transparence du système pour le rendre véritablement effectif.

Des compagnies d’assurance comme la SHAM effectuent régulièrement des contrôles du respect des vigilances sanitaires, des protocoles de soins, de l’organisation de la qualité ainsi que des données loco-techniques[206]. De ces visites, la SHAM établit des statistiques actuarielles très fiables permettant d’évaluer la probabilité de la survenance d’un risque destinée à fixer le taux d’assurabilité et la tarification.

Selon les avocats du Barreau alsacien, l’intérêt de la matériovigilance se situe essentiellement a posteriori, au stade du contentieux, dans l’établissement technique du défaut du produit. En général, c’est une déclaration de matériovigilance qui permet de déceler l’anomalie (tel a été le cas dans une autre affaire que celle évoquée précédemment).

S’agissant de ces litiges, il convient de remarquer immédiatement que le contentieux suscité par les prothèses cardio-vasculaires ne comporte pas de spécificités par rapport à l’application des règles de droit applicables au contentieux médical général. C’est la raison pour laquelle nous exposerons, dans ce deuxième titre, la mise en œuvre, en Alsace, du droit classique de la responsabilité civile médicale.

Titre 2 : La responsabilité de droit commun liée à la survenance d’un incident relatif à l’utilisation de prothèses cardio-vasculaires : le règlement du contentieux en Alsace

Les médecins comme les établissements de santé –publics ou privés- ont l’obligation de s’assurer pour couvrir les risques liés aux interventions chirurgicales. Cette assurance est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’ensemble des protagonistes constate une augmentation sensible du nombre des contentieux. La société a le souci de ses victimes et en Alsace, comme ailleurs en France, les tribunaux ordonnent le versement de fortes indemnités en réparation d’une faute médicale avérée. L’effet pervers est celui de l’augmentation des primes qui pose la question de la viabilité même du mécanisme. Certains assureurs refusent aujourd’hui de garantir des disciplines sensibles tandis que les médecins n’ont plus les moyens de recourir aux services de ces mêmes compagnies. Dans ce contexte, les assureurs préfèrent, par la conciliation, parvenir à une transaction afin de mettre un terme au conflit (Chapitre 1). Mais la conciliation peut échouer, si les prétentions de la victime sont autres et que celle-ci, appuyée par son avocat, préfère s’en remettre à l’autorité d’une décision de justice en bonne et due forme (Chapitre 2).

Chapitre 1 : La phase de conciliation : la transaction avec les assureurs

Plusieurs sociétés d’assurances se sont spécialisées dans la couverture du risque professionnel des médecins et des établissements de soins. Les médecins sont regroupés aux deux tiers en deux compagnies d’assurances : la Mutuelle d’assurance du corps sanitaire français (Macsf) –qui forme actuellement avec le Sou médical le Groupe d’assurances mutuelles médicales– et la Médicale de France. De son côté, la SHAM est spécialisée dans la couverture d’assurance des hôpitaux publics et des établissements de santé privés. Une présentation des différents organismes qui se partagent le marché et leur mode de fonctionnement (section 1) précèdera la présentation de la procédure mise en oeuvre en cas de survenance d’un sinistre (section 2).

Section 1 : La présentation des compagnies d’assurances présentes sur le marché local

Nous verrons tout d’abord que les choix qui s’ouvrent aux professionnels de santé alsaciens en matière d’assurance sont assez faibles (A). La SHAM est leader sur le marché des établissements de santé strasbourgeois. De l’entretien que nous a accordé son représentant local, il ressort des difficultés à garantir une discipline soumise à un risque permanent (B).

A : Le niveau de concurrence

En matière de responsabilité médicale, l’offre d’assurance est restreinte puisque, dès 1999, les assureurs traditionnels se sont retirés du marché du fait d’une dégradation de l’environnement socio-juridique. Ces sociétés d’assurances françaises ont cédé la place à des offres d’assurance anglo-saxonnes dès 2000 (Ace Europe, société d’assurances américaine ; Saint-Paul, pour les Bermudes ; Gerling, pour Allemagne …), qui se sont elles-mêmes retirées du marché à la suite de l’entrée en vigueur de la loi Kouchner du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Celle-ci rend en effet l’assurance obligatoire pour les établissements de santé en instaurant, s’il le faut, un système de désignation obligatoire. Il revient alors au Bureau de la tarification de choisir un assureur « responsabilité civile » pour garantir l’hôpital ou la clinique qui aurait essuyé plusieurs refus[207].

Désormais, restent la SHAM pour les établissements de santé (leader sur le marché), AXA et la Macsf (et la MIC, Medical Insurance Compagny, Irlande, qui fonctionne sans l’agrément français mais avec l’agrément européen), qui sont toutes adossées à un réassureur[208]. Le Professeur CHAKFÉ a lui-même une assurance personnelle auprès de la Macsf. Il indique que la prime annuelle d’assurance versée est de l’ordre de 6 000 euros (non négociable), ce qui est hors de rapport avec le montant des salaires des médecins français.

Dans ce contexte, il est intéressant de connaître l’avis du représentant local de la SHAM sur le rôle que sa compagnie assume dans la couverture du risque médical en Alsace.

B : La SHAM

La SHAM est une Mutuelle professionnelle créée en 1929 pour couvrir l’indemnisation des accidents du travail dans le contexte des lois sociales d’après guerre. Dès 1946, la SHAM devient l’assureur des hôpitaux civils, notamment pour garantir les conséquences pécuniaires de leur responsabilité civile vis-à-vis des patients[209]. Son siège social est basé à Lyon[210].

Les clients de la SHAM sont : les établissements publics (le CHU de Strasbourg), les établissements privés associatifs (Saint-Vincent, regroupement qui comprend : Sainte-Barbe, Sainte-Anne, Bethesda ; la clinique Adassa et la clinique Sainte-Odile) et les établissements privés commerciaux (Clinique de l’Orangerie).

Il arrive que la SHAM refuse de couvrir un médecin ou un établissement de soins au vu des risques encourus. Dans ce cas, elle justifie toujours son refus. En raison des enjeux financiers élevés, elle bénéficie d’un système de réassurance auprès de compagnies suisses, allemandes et américaines.

Le montant des primes est évalué selon plusieurs critères cumulés : selon la nature de l’activité, selon les capacités en matière de lits, selon la sinistralité sur les dix années antérieures. Pour ce faire, la SHAM réalise depuis cette année des visites de sites à risques (par exemple, le service d’urgence, le bloc opératoire …) par une équipe médicale compétente en matière de gestion et d’évaluation des risques[211]. Dès lors, selon elle, le risque médical est actuellement complètement assurable et mutualisable à condition d’avoir une couverture assez large.

Il reste qu’il est difficile de négocier dans le domaine de la responsabilité médicale car la marge de manœuvre sur le montant des cotisations est très serrée. Les dernières tentatives d’intervention de l’État sur ce point semblent manquer de pertinence. En effet, les professionnels de santé ne semblent pas plébisciter l’institution de l’Observatoire des risques médicaux chargé d’évaluer les pratiques professionnelles et de lancer un dispositif d’accréditation des médecins donnant droit, pour ceux qui s’y engagent, à une aide de l’assurance maladie pour régler une partie des primes en responsabilité civile professionnelle. S’agissant de la négociation des contrats d’assurance des établissements de soins publics, elle est soumise aux règles du marché public.

Le contrat couvre la responsabilité civile délictuelle (vis-à-vis des patients et des tiers), la responsabilité civile quasi-délictuelle et contractuelle (entre le patient et la clinique). Sont aussi assurés les risques des agents salariés de l’établissement de santé en cas de faute inexcusable. Cela se traduit par la garantie du règlement des dommages-intérêts dus à la victime, mais aussi par une protection juridique pour le volet pénal et la défense du professionnel de santé.

Par ailleurs, il existe un plafond de garantie pour les établissements hospitaliers (dix millions d’euros par sinistre avec un maximum de vingt millions d’euros par an), pour les professionnels libéraux (six millions par sinistre avec un maximum de douze millions par an). La loi, de son côté, impose des minima et des maxima (trois millions par sinistre avec un maximum de six millions par an pour les professionnels libéraux et six millions par sinistre avec un maximum de douze millions par an de sinistre pour les établissements). Il est important de signaler que s’agissant des minima et des maxima sus-mentionnées, la loi est impérative. Le plus gros sinistre indemnisé par la SHAM était de l’ordre de six millions d’euros en obstétrique.

Mais la SHAM n’intervient pas seulement au stade du paiement de l’indemnité ; elle dirige le contentieux pour l’établissement de soins en vertu d’un mandat délivré par son Directeur. Cela nous conduit à envisager la procédure en cas de sinistre.

Section 2 : La procédure en cas de survenance d’un sinistre

La déclaration du sinistre à l’assureur est un préalable (A) au règlement de l’indemnisation à la victime si la transaction réussit (B).

A : La déclaration du sinistre

M. CLAPHAM nous indique que depuis 2002, la SHAM gère la majeure partie du contentieux par réclamation. La survenance du préjudice est alors signalée par la victime qui décide de saisir le tribunal ou la CRCI. Il se peut également qu’elle s’adresse directement à l’assureur ou à l’assuré. Dans ce dernier cas, le contrat interdit à l’assuré de reconnaître sa responsabilité à l’égard du patient. « En conséquence, les compagnies d’assurances conseillent aux médecins, en cas de réception d’une lettre de réclamation, de se contenter d’en accuser réception, en indiquant qu’elle a été transmise à la compagnie, sans chercher à se défendre eux-mêmes »[212].

Notons alors que si le professionnel de santé a eu connaissance d’un dommage avant cette réclamation, par d’autres moyens, le praticien doit faire dès ce moment la déclaration du sinistre à son assureur. Il lui est demandé d’adresser au médecin-conseil, sous couvert du secret professionnel, une relation détaillée des faits, comportant en particulier des photocopies de l’observation médicale, des comptes rendus opératoires ou d’anesthésie, des feuilles de soins ou de température[213].

Mais quelle que soit la source de l’information du sinistre, les professionnels estiment que les demandes d’indemnisation ont doublé sur les six dernières années. Un phénomène d’« américanisation » du contentieux ne serait pourtant pas à craindre ; la loi KOUCHNER, qui a rappelé l’obligation de moyens impartie aux médecins et donc la nécessité de rapporter la preuve d’une faute pour engager leur responsabilité civile professionnelle, permet de s’en préserver. En revanche, l’augmentation du nombre de litiges serait notamment due à la fin du profond respect qui entourait la profession en France. Il faut ajouter que l’accès aux tribunaux est largement facilité aujourd’hui pour les victimes grâce à l’émergence des sociétés de protection juridique qui assurent leur défense et l’augmentation du nombre de justiciables ayant droit à l’aide juridictionnelle. Ce constat mérite toutefois d’être relativisé, car nombre de dossiers n’aboutissent pas : en amont, si une ou plusieurs expertises concluent à l’absence de faute médicale, la procédure est bien souvent abandonnée sans recourir à la transaction.

Ce n’est pas le cas lorsque la faute n’est « pas légitimement contestable ». Les assureurs sont alors chargés de mener des transactions par l’intermédiaire de leurs avocats afin d’arriver au règlement amiable du contentieux.

B : Le règlement du contentieux par transaction

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a laissé subsister les modes classiques de règlement des sinistres que sont la décision de justice et la transaction amiable. Cette dernière apparaît comme la solution privilégiée pour l’ensemble des professionnels interrogés (I). Sa mise en œuvre répond à des règles précises destinées à en assurer l’autorité et la légitimité (II).

I : Une solution privilégiée

La transaction amiable constitue, aux yeux des professionnels -toutes disciplines confondues-, le meilleur moyen de règlement du sinistre. La SHAM nous indique qu’un tiers des litiges est réglé de façon extra-judiciaire. Plusieurs justifications expliquent cette situation. La transaction permet, tout d’abord, un règlement plus rapide et évite aux parties les frais d’un procès. Ensuite, si les responsabilités sont clairement établies, elle permet une bonne réparation de la victime si elle est assistée d’un avocat.

En revanche, la transaction peut échouer si les prétentions de cette dernière sont hors de proportion avec le dommage causé. Or, ce jusqu’auboutisme est parfois orchestré par l’avocat de la partie demanderesse qui préfère s’appuyer sur l’autorité d’une décision de justice en bonne et due forme. Pourtant la transaction amiable n’est pas extra legem, elle met en œuvre toute une série de règles du droit positif pour aboutir.

II : Les règles de la transaction

Deux règles cumulatives sont déterminantes dans la réussite de la transaction : elle doit intervenir entre l’assureur du responsable du dommage et la victime (a) et la responsabilité de l’assuré doit être avérée (b).

a : Les parties à la transaction

Traditionnellement, en matière médicale, la victime recherche la responsabilité de l’établissement de soins[214] ou du médecin exerçant à titre libéral[215]. La compagnie d’assurance est alors appelée en garantie de son assuré. S’il y a faute médicale « non légitimement contestable », elle charge son avocat de s’entretenir avec la victime du montant de l’indemnisation. Mais suite aux opérations d’expertise, d’autres protagonistes peuvent être appelés en la cause, si l’existence d’un vice caché est établi[216].

En ce qui concerne le règlement du litige, l’assuré dont la responsabilité est engagée apparaît largement en retrait des négociations[217]. En effet, l’article L. 124-2 du Code des assurances autorise l’assureur à interdire toute transaction entre l’assuré et la victime pour éviter un engagement excessif sur le montant des dommages-intérêts ou une collusion frauduleuse avec la victime. La transaction conclue entre le praticien et la victime est déclarée inopposable à l’assureur qui est en droit de contester le principe de la responsabilité de son assuré et le montant des dommages-intérêts retenu dans la transaction. En revanche, la transaction constitue un contrat qui a autorité de la chose jugée entre les parties[218]. C’est la raison pour laquelle, le plus souvent, l’assureur appelle l’assuré à la transaction afin qu’il y soit également partie et qu’elle lui soit opposable. Quoi qu’il en soit, l’assureur ne peut transiger avec la victime que dans les limites déterminées par la loi[219].

b : La reconnaissance de la responsabilité de l’assuré

Une fois la réclamation formulée, la SHAM pratique des enquêtes et des expertises. La compagnie possède un réseau de médecins experts qui interviennent dans le cadre amiable et dans le cadre judiciaire. C’est au vu des résultats de l’expertise qu’une solution transactionnelle peut être trouvée.

La SHAM fait droit aux demandes d’indemnisation dans la mesure où la faute de l’établissement est établie (faute prouvée) et si une perte de chance est reconnue pour le patient. Il existe deux exceptions, en cas d’infections nosocomiales (responsabilité sans faute) et d’aléa thérapeutique (indemnisation par l’ONIAM). Dès lors que les responsabilités sont clairement établies, il s’agit ensuite que les parties s’entendent sur le montant des réparations.

Si la victime refuse de transiger, le règlement se fait par voie contentieuse. Son avocat peut soit assigner le praticien qui appellera son assureur en garantie, soit se retourner immédiatement contre l’assureur, dans le cadre de l’action directe que lui a reconnu la jurisprudence. En matière médicale, une fois les juridictions saisies, il n’y a plus de place pour la conciliation. Si l’affaire vient devant le tribunal, c’est que les parties n’ont pas trouvé de point d’accord. Parfois, le litige porte seulement sur le montant de l’indemnisation. Mais généralement, il s’agit d’un débat sur le fond. Les juridictions civiles sont donc saisies d’affaires complexes et peu évidentes du point de vue de l’établissement de la responsabilité civile des professionnels de santé.

Chapitre 2 : Le litige devant les juridictions civiles

La réalisation de cette étude nous a conduit à rencontrer deux magistrats spécialisés dans le contentieux de la responsabilité civile médicale, MM MAZARIN et ALLARD, affectés respectivement au Tribunal de Grande Instance de Strasbourg et à la Cour d’appel de Colmar. Depuis 2002, la deuxième Chambre civile de la Cour d’appel, compétente en la matière, a rendu une quarantaine d’arrêts concernant des demandes en réparation de victime d’actes médicaux ou para-médicaux. Mais qu’il s’agisse de la Cour ou du Tribunal, aucune juridiction locale n’a eu à trancher de litiges en matière d’implants cardio-vasculaires.

D’après les magistrats, dans le contentieux médical, la responsabilité civile est essentiellement recherchée par le patient qui attend la reconnaissance « officielle » de son dommage, plus que toute autre chose. Il est rare que le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg se dessaisisse d’un dossier au profit de la juridiction administrative[220]. Le versant pénal est également minoritaire ; il est exceptionnel qu’un médecin commette une telle infraction. Un dossier pénal est toutefois en délibéré devant la Cour d’appel de Colmar :le litige met en jeu la responsabilité d’un gynécologue qui ne fournissait pas les retours d’analyse de frottis à sa patiente alors qu’elle souffrait d’un cancer dont elle a succombé. Le praticien a été condamné en première instance pour avoir commis une faute lourde de non-assistance à personne en danger et a interjeté appel.

Du point de vue des juristes consultés, la responsabilité pénale n’est pas adaptée à l’exercice de la médecine, elle devrait être exclue, sauf peut-être pour les médecins « bouchers ». Cette voie ne serait de toute façon plus vraiment pertinente aujourd’hui. Parmi les raisons qui guident les avocats ou les victimes vers ce contentieux, celle de pouvoir bénéficier d’une instruction lorsqu’il réside une opacité sur les circonstances du dommage et que l’identité de la personne à mettre en cause n’est pas établie, est la plus légitime. Mais, l’argument de la gratuité de l’expertise ou même des frais de procédure est largement érodé depuis qu’il existe pour les victimes, l’assurance « protection juridique » et l’aide juridictionnelle.

Mais surtout, la longueur et la lourdeur sont des inconvénients majeurs de la procédure pénale. Les expertises, non contradictoires, échappent au contrôle des parties. Ce sont elles pourtant qui conditionnent la poursuite de la procédure en montrant qu’il existe des indices suffisants. La technique du témoin assisté est alors largement utilisée par le médecin pour connaître les charges retenues contre lui. A l’inverse, le juge des référés peut prononcer quand il le souhaite une expertise avant toute discussion au fond.

Dans certains dossiers, le respect de la déontologie médicale est invoqué. Les avocats citent un exemple qui concerne une opération d’un nodule par chirurgie endocrinienne réalisée par un médecin généraliste. Le Conseil de l’Ordre des médecins a été saisi et les avocats tentent de faire engager au pénal la responsabilité du médecin généraliste pour usurpation de titre. Mais il est exceptionnel que le respect de la déontologie médicale soit invoqué à moins que l’expert judiciaire l’indique.

Le volet civil de la responsabilité médicale retient donc toute notre attention. Il apparaît que le geste médical génère la majeure partie des litiges lorsque par faute ou maladresse, le chirurgien cause un dommage à son patient (section 1)[221]. La responsabilité civile du fabricant d’une prothèse défectueuse peut également être recherchée si les expertises établissent un vice caché (section 2).

Section 1 : La responsabilité du médecin dans la réalisation du geste médical (opération d’implantation d’une prothèse cardio-vasculaire)

Les juges sont formels : la responsabilité du médecin ne peut être établie et des dommages et intérêts versés au demandeur que si les trois éléments de l’article 1382 du Code civil sont caractérisés : la faute, le lien de causalité, le préjudice[222]. Le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg se veut très rigoureux sur le traitement juridique du contentieux. La Cour d’appel de Colmar suit cette même ligne, très stricte, qui est finalement l’application de la loi…Or, il existe un certain nombre de cas dans lesquels la victime doit être déboutée (A). Dans le cas contraire, l’indemnisation est à la mesure du préjudice subi (B).

A : Le rejet de la demande

En général, les litiges portent sur la reconnaissance d’une faute médicale. La demande sera rejetée si, alors qu’un dommage non contestable existe, le praticien a agi selon les règles de l’art (I). Les juges se fondent traditionnellement sur les rapports d’expertise pour rendre leur décision (II).

I : L’absence de faute

Les risques liés à l’opération d’implantation sont dans l’ensemble connus et identifiés. Ils constituent la catégorie des aléas thérapeutiques définis comme des événements fortuits et non maîtrisables pour le médecin. Les chiffres avancés sont de 2 à 3 % de mortalité à trente jours de l’opération. Ils sont dus à son extrême complexité, mais sont sans lien avec le type de prothèse utilisée ou le geste médical lui-même. Des risques de décompensation ou de dysfonctionnement du corps du patient sont recensés. Des infections à court terme (moins de 20%), d’épanchements et de dégradation de la prothèse à cinq, dix, quinze ans peuvent survenir[223]. C’est la raison pour laquelle le patient fait l’objet d’un suivi régulier après l’opération. Mais il n’y a là aucune chance de voir la responsabilité du médecin engagée[224].

Une erreur dans le geste médical ou une infection nosocomiale sont les affaires les plus fréquentes et les plus complexes également. Il s’agit de savoir pour les magistrats si les professionnels de santé ont bien tout mis en œuvre pour éviter le dommage, s’ils ont été assez diligents. Ils recherchent un manquement à l’obligation de soins qui constitue une obligation de moyens par laquelle le médecin s’engage à « donner des soins attentifs, consciencieux et conformes aux données acquises de la science ».

Deux exemples nous sont fournis par la Cour d’appel de Colmar dans lesquels la victime a été déboutée de son action à l’encontre d’un chirurgien-dentiste. Dans son arrêt du 7 février 2003, la deuxième Chambre civile de la Cour d’appel de Colmar a rappelé que « s’agissant de la pose d’une prothèse dentaire, le médecin n’est tenu qu’à une simple obligation de moyens »[225]. Déjà, dans un arrêt du 27 septembre 2002, les rapports d’expertise l’avaient convaincu qu’aucune faute ne pouvait être imputée au praticien[226].

Cette quête de l’établissement de responsabilités est intimement liée à l’évolution de la société : les victimes n’acceptent pas les aléas de la science médicale qui est et restera incertaine. Ce besoin de « déterminer un responsable » est compréhensible pour les juges, toutefois les victimes doivent parvenir à accepter que la médecine n’est pas une science parfaite. Il convient surtout d’éviter les dérives américaines où le médecin refuse de pratiquer les actes les plus risqués et fait remplir et signer de nombreux documents pour se couvrir en cas de litige[227]. C’est la raison pour laquelle les juridictions peuvent être amenées à condamner le demandeur pour abus de droit d’action.

Dans tous les cas, l’expertise s’avère nécessaire et déterminante dans la décision rendue.

II : Du caractère déterminant du rapport d’expertise

Notons, pour commencer, que les rapports d’expertise ne sont pas les seuls éléments de preuve pris en compte par les magistrats. Des témoignages et attestations peuvent être requis, des enquêtes menées sur le terrain. En outre, si généralement les procédures en responsabilité civile et disciplinaire sont indépendantes l’une de l’autre, M. MAZARIN a pu demander, dans une affaire, à ce que l’Ordre des médecins lui transmette le dossier de responsabilité disciplinaire du praticien en cause. Le juge et l’expert y sont très sensibles, notamment lorsqu’une faute matérielle est retenue contre le professionnel de santé, moins lorsqu’il s’agit d’un problème de déontologie. Quatre arrêts de la Cour d’appel de Colmar se réfèrent aux décisions rendues par l’Ordre des médecins en matière disciplinaire.

Dans le cadre de l’expertise, contradictoire en matière civile, deux types de rapports sont à mettre en exergue : ceux qui se nouent entre le juge et l’expert (a) et les relations entretenues entre l’avocat et l’expert pour l’instruction des litiges (b).

a) Le juge et l’instruction

Dans le contentieux médical, l’expertise est ordonnée de façon systématique, dès le référé, le plus souvent ; lors de la mise en état sinon. Les magistrats s’estiment incapables de traiter ce genre de litige sans en appeler à un professionnel, ne serait-ce que pour avoir accès aux dossiers médicaux et parvenir à les déchiffrer. De par son ordre de mission, l’expert est également amené à interroger les différents intervenants de l’opération (infirmiers, anesthésistes …). Il est le seul à pouvoir juger de la qualité du traitement préconisé selon les données acquises de la science médicale. Au sein de la Cour d’appel de Colmar, en général, deux experts sont désignés afin d’éviter que soit sollicitée une contre-expertise. Ce double regard de personnes qui relèvent bien souvent d’un autre ressort de juridiction, permet d’être assuré de la véracité des faits caractérisés en la cause. Il peut en effet y avoir des problèmes dans la désignation des experts, « trop liés » au litige ; d’aucuns refusant même d’intervenir dans un dossier mettant en cause un médecin renommé ou ami. La délocalisation est alors nécessaire.

Pour rendre son jugement, le magistrat vérifie la qualification de l’expert et sa démarche scientifique. A partir de là, il suit largement le compte-rendu du professionnel. Si ce dernier conclut à l’absence de faute du médecin, le juge déboute la victime de sa demande (dans 90 à 95% des affaires).

Bien évidemment, le secret médical n’est pas opposé à l’expert, pas plus qu’il ne l’est au patient qui a désormais un droit d’accès à son dossier personnel[228]. Les avocats qui assurent la défense des médecins ne rencontrent pas non plus de difficultés sur ce point puisque la règle veut qu’ils peuvent lever le secret, à condition que ce soit nécessaire à la défense. Ils sont en revanche très attentifs à ne dévoiler que le strict nécessaire et à assurer le respect de la vie privée des individus identifiables dans les pièces qu’ils produisent au dossier.

b) L’avocat et l’instruction

Pour l’instruction des litiges, les avocats des victimes ont recours à des médecins conseils de l’assureur –« protection juridique » de leurs clients-, ce qui facilite leur travail étant donné la technicité de la matière médicale. Les avocats soutiennent le développement des sociétés de protection juridique qui ont la capacité de s’attacher un réseau de médecins chargés d’analyser le litige et donc de dire s’il y a eu « soins conformes aux données acquises de la science médicale ».

Me JUNG, avocat des médecins apparaît être dans une position plus confortable : il ne signale aucune difficulté particulière. En effet, il nous avoue consulter des dictionnaires médicaux pour bien comprendre les termes du litige et peut, en outre, compter sur le professionnalisme des médecins et leur sentiment de responsabilité pour comprendre l’origine du dommage médical et le contenu du rapport d’expertise. Le médecin ne se désintéresse jamais du dossier, il est le meilleur documentaliste pour l’instruction des litiges.

Il se pose pourtant un problème en matière d’expertise selon certains avocats : la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, incite les patients victimes à saisir la CRCI. Dans le cadre de cette organisation administrative, les expertises médicales pratiquées ne sont pas contradictoires : les droits de la défense du patient victime ne sont donc pas respectés. En effet, les juridictions considèrent l’expertise menée par la CRCI constitue une expertise en bonne et due forme et refusent d’ordonner ce qu’elles qualifient de « contre-expertise » ! De plus, lorsqu’un hôpital -structure publique- est en cause, le rapport d’expertise a peu de chance d’être tout à fait neutre…

D’après certains membres du Barreau alsacien, la juridiction civile de Strasbourg prononce nombre de déboutés en retenant l’aléa thérapeutique alors pourtant que, selon eux, la faute est caractérisée ! Par exemple, pour une opération de la thyroïde, un nerf récurrent a été sectionné chez une patiente ce qui a provoqué la paralysie de l’une de ses cordes vocales. Dans ce litige, l’expert a relevé que « sous la main des meilleurs chirurgiens, cela arrive ». Le magistrat a décidé de retenir l’aléa thérapeutique alors même que dans le rapport d’expertise il était indiqué que le médecin avait repéré le nerf. Selon les avocats, s’il l’a sectionné c’est bien qu’une faute a été commise ! Le problème vient surtout du fait que les experts ne savent pas caractériser la faute d’un point de vue juridique : ils entendent « faute volontaire ». Dès lors, si aucune faute volontaire n’a été commise, ils concluent à l’aléa thérapeutique et le juge suit[229].

B : L’indemnisation des victimes

Si la faute dans le geste médical est reconnue, la victime peut être indemnisée de son préjudice. L’aléa thérapeutique emporte la décision inverse, mal perçue par la victime, en général. Il arrive alors que le juge condamne « en équité » le médecin aux dépens et à l’article 700 du nouveau Code de procédure civile, s’il constate, malgré son absence de faute, un comportement général peu satisfaisant à l’égard de la victime qui le rend responsable du procès. Les quelques (rares) fois où le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg a condamné un médecin « non responsable » aux dépens étaient motivées par le fait qu’il s’agissait de situations dans lesquelles, par sa rigidité et son intransigeance, voire son impolitesse ou la brutalité de ses propos, le médecin avait « braqué » son patient de telle sorte que celui-ci avait focalisé tout son désarroi sur lui. Si le médecin a commis des fautes mais que celles-ci ne sont pas à l’origine du préjudice allégué, la victime est en général dispensée de toute contribution au titre de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile, mais devra toutefois payer les frais du procès. La même solution peut naître du fait qu’il réside un doute dans la matérialité des faits.

En revanche, quand la faute est clairement établie, les indemnités versées à la victime sont souvent importantes. Les professionnels interrogés constatent toutefois que les sommes allouées sont plus ou moins généreuses selon les magistrats et selon les ordres de juridiction. Les tribunaux judiciaires sont généralement plus favorables aux victimes que les juridictions administratives qui ont tendance à tout englober dans la réparation en forfaitisant. Pendant des années, les juridictions alsaciennes ont été assez strictes quant au montant de l’indemnisation puis elles se sont alignées sur les autres juridictions. Désormais, elles se situent dans la moyenne.

Un contentieux peut aussi se nouer, non plus entre le chirurgien et son patient, mais entre le producteur d’une prothèse cardio-vasculaire et la victime de sa défectuosité. Il semble que cette hypothèse soit assez rare, ce qui peut s’expliquer par le fait que de tels litiges sont très certainement réglés par transaction entre assureurs. En amont, nous apprenons qu’il n’y a eu qu’un seul retrait du marché concernant une prothèse défectueuse à l’hôpital civil de Strasbourg. Dans ce cas, le produit est resté bloqué par l’hôpital.

Section II : La responsabilité du producteur d’une prothèse cardio-vasculaire défectueuse

Dans les affaires qu’il a eu à trancher, le Tribunal de Grande Instance de Strasbourg n’a jamais été saisi d’appels en garantie formés contre les fabricants de produits défectueux puisque l’ensemble de ses dossiers ont toujours traité de la question d’un geste opératoire maladroit et/ou d’une faute ayant été commise dans la prise en charge de la victime.

Devant la Cour d’appel de Colmar, la responsabilité civile du fait des produits défectueux issue de la Directive du 25 juillet 1985 transposée en France par la loi du 19 mai 1998[230] est rarement appliquée, les avocats ne soulevant pas ce fondement de responsabilité. Il est parfois invoqué par le fournisseur qui prétend profiter d’une cause exonératoire. Dans ce cas, la Cour d’appel retient que le texte européen « autorise mais n’impose pas une cause exonératoire de responsabilité en faveur du producteur, cause qui n’a pas été acceptée par la France en cette matière ». En outre, la Cour d’appel a refusé l’application de cette législation dans trois affaires dont les faits étaient antérieurs à la date d’application de ces textes en France. Les actions en responsabilité s’engagent généralement sur le fondement de l’article 1648 du Code civil traitant des vices cachés.

Selon la jurisprudence constante de la Cour d’appel de Colmar, « c’est la responsabilité civile du fournisseur qui est engagée en présence d’une prothèse présentant un vice ». D’après M. ALLARD, le fournisseur d’un implant -qui doit être sans défaut- est tenu d’une obligation de sécurité de résultat. Si sa responsabilité est engagée, il peut ensuite se retourner contre le fabricant du produit. Il se noue alors un litige relevant du droit commercial entre l’importateur du produit et son fabricant. Nous pouvons alors constater que cette solution donnée aux contentieux ne respecte pas la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes qui reproche au droit français une mauvaise transposition de la Directive du 25 juillet 1985. D’après ce texte, la responsabilité du fournisseur ne peut être que subsidiaire à celle –principale- du producteur du produit en cause. Il convient ainsi d’agir directement contre le fabricant lorsque son identité est connue et à défaut seulement contre le fournisseur[231].

Les membres du Barreau alsacien rencontrés nous apprennent pour leur part, que plusieurs patients victimes de défectuosité d’une prothèse de la hanche ont été défendus. Actuellement, un dossier en cours de traitement concerne le défaut d’une prothèse cervicale implantée sur une personne dans le cadre d’un protocole de recherche biomédicale avec intérêt personnel. Ce cas spécifique est régi par la loi HURIET-SERUSCLAT du 20 décembre 1988, aujourd’hui transposée dans le Code de la Santé Publique[232].

S’agissant des produits défectueux, ils estiment que le régime à mettre en œuvre est celui de la loi du 19 mai 1998 (insérée au sein des articles 1386-1 et suivants du Code civil). Mais les avocats redoutent alors la phase visant à déterminer juridiquement le lien de causalité entre le défaut et le dommage. C’est peut être la raison pour laquelle, en définitive, ce fondement est abandonné en cour d’appel. En revanche, ils confirment le fait que l’article 1386-5 alinéa 1er, 2° du Code civil, qui prévoit l’exonération de la responsabilité civile du fabricant lorsque le défaut n’existait pas au moment où le produit a été mis en circulation ou s’il est né postérieurement, est invoqué fréquemment en défense.

De façon stratégique, les avocats ciblent leur action contre le fournisseur français –facilement identifiable- d’une prothèse dont les produits composants ont été fabriqués à l’étranger. Ce sera ensuite à ce dernier d’appeler le fabricant en garantie. En effet, l’expertise peut révéler que le défaut est dû à un mauvais montage ou à la nature du composant… Ici encore, nous pouvons relever la même contrariété avec la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes.

Deux enseignements sont à retirer des informations délivrées par les professionnels en matière de produits de soins défectueux. Il apparaît tout d’abord incontestable que la faible fréquence des litiges est due à une bonne maîtrise des risques en amont. La qualité des prothèses est satisfaisante et le régime de matériovigilance pertinent. Mais il faut aussi reconnaître que lorsqu’un incident survient, la réglementation concernant les produits défectueux semble mal adaptée et difficile à mettre en œuvre. Finalement, les victimes peuvent mettre en cause l’obligation d’information du médecin qui ne leur a pas permis, en l’espèce, d’estimer correctement les risques encourus.

Titre 3 : L’obligation d’information sur les risques engendrés par l’implantation de prothèses cardio-vasculaires : sa mise en œuvre en Alsace

De l’avis général des membres du Barreau et des magistrats, le défaut d’information est rarement invoqué seul. Il constitue l’argument classique par défaut lorsque aucune faute n’est à reprocher au praticien. Il est intéressant de confronter, sur ce point, l’opinion du médecin (Chapitre 1) avec celle des juristes (Chapitre 2).

Chapitre 1 : Le médecin et l’obligation d’information

Dans ses relations avec les patients, le médecin se doit de délivrer une information préopératoire sur les risques que peut générer la pose d’une prothèse[233] et sur les risques de l’opération. Il prend souvent la précaution de leur donner à signer les documents faisant preuve du respect de son obligation. En revanche, il n’a pas l’habitude de délivrer des explications quant au choix de l’implant. Il considère, en effet, notamment pour les endoprothèses, que seul le spécialiste peut se déterminer sur leur utilisation spécifique ; il n’a pas à s’en justifier auprès du patient. Le chirurgien explique ensuite aux patients qu’ils feront l’objet d’un suivi post-opératoire par un angiologue ou un cardiologue et qu’ils auront un régime particulier à respecter. La personne implantée fait l’objet d’un suivi régulier (contrôle du diabète, de l’hypertension …).

Cependant, d’après les juristes, le respect de l’obligation d’information est difficile à apprécier, pour la raison simple qu’elle est bien souvent délivrée aux patients de manière orale.

Chapitre 2 : Les juristes et l’obligation d’information

Selon les magistrats, les médecins ont souvent du mal à prouver qu’ils ont respecté leur obligation d’information (ils ne font pas lire et signer, comme aux États-Unis, un imprimé comprenant une liste exhaustive des risques de l’opération). Certains avocats estiment pour leur part que cette obligation est généralement bien respectée : en différentes matières, quand les risques sont parfaitement identifiés, des attestations-types sont données à signer aux patients. Mais cela n’empêche pas que des médecins soient encore non suffisamment vigilants à cet égard.

Finalement, c’est à l’expert de dire, au vu des différentes présomptions ou des entretiens qu’il a eu avec la victime, si l’information a été communiquée ou non. Le médecin est censé avoir informé son patient des risques connus. En sa qualité de professionnel, il est tenu de connaître les risques qui font partie des données acquises de la science médicale au jour où l’opération a été réalisée. Il est donc obligé de tenir à jour ses connaissances. Si l’expert ne parvient pas à déterminer si le médecin a convenablement transmis l’information à son patient, la question se reporte sur le lien de causalité : le juge se demande si le patient dûment informé des risques aurait accepté ou refusé que soit réalisée l’opération. A ce titre, c’est l’appréciation in abstracto qui prédomine. Le magistrat s’interroge alors sur le caractère indispensable de l’acte médical. Il est connu que même s’il y a 5 % de risque qu’advienne un préjudice du fait de l’opération, le patient va le prendre de toute façon.

Le manquement à l’obligation d’information est ainsi souvent invoqué avec d’autres fondements de responsabilité civile, mais rarement retenu par les juges.