LA
PRESCRIPTION DE L’ACTION PUBLIQUE
(sous
l’angle du rapport relatif à la dépénalisation de la vie des affaires)
par
Stéphanie
Roth, allocataire de recherches à l’Université Robert-Schuman
Mesdames, Messieurs,
Le rapport relatif à la dépénalisation
de la vie des affaires s’intéresse à un aspect sensible de la procédure
pénale : la prescription de l’action publique [1]. Cet
obstacle temporel à la poursuite d’une infraction suscite de vives polémiques
en raison de l’insécurité juridique qu’il génère. Certes, de lege lata, les règles sont claires : les articles 7, 8 et 9
du Code de procédure pénale fixent des délais de prescription en fonction de la
gravité de l’infraction : les crimes, délits et contraventions se
prescrivent respectivement par 10 ans, 3 ans, et un an. Quant au point de
départ de la prescription, celui-ci court au jour de la commission des faits
délictueux. Cependant, le système instauré par le législateur se heurte à des
difficultés en matière d’infractions économiques et financières. Celles-ci –qui
constituent dans leur grande majorité des délits- se prescrivent par trois
années à compter de leur commission. Toutefois, ce délai semble insuffisant
pour assurer la répression efficace de tels agissements. En effet, leur
découverte s’opère généralement plusieurs années après la commission des faits,
au-delà du délai prévu par le législateur, ce qui empêche toute poursuite de
leurs auteurs. C’est pourquoi la jurisprudence apporte des correctifs au
système, facilitant la poursuite de ces infractions. Ces aménagements
suscitent, comme nous le verrons, de vives critiques. C’est dans ce contexte
que le groupe de réflexion présidé par Jean-Marie Coulon a été chargé par
I.
Les règles actuelles de
la prescription en matière d’infractions économiques et financières
Les difficultés soulevées par la prescription de l’action publique dans le domaine économique et financier ont conduit la jurisprudence à corriger les règles relatives au point de départ de la prescription. L’hostilité de la Cour de cassation à l’encontre du temps s’observe en particulier en matière d’infractions dites « occultes » ou « clandestines ». Le rapport Coulon, après avoir rappelé les solutions adoptées par la Haute juridiction, élève des critiques à l’encontre de la construction prétorienne.
A.
Les solutions adoptées
en matière d’infractions clandestines
Les infractions occultes ou clandestines constituent des agissements délictueux que l’auteur cache par des manœuvres, des artifices, des montages, afin d’empêcher leur découverte. La clandestinité se trouve au cœur des infractions à caractère économique et financier. Lorsque des agissements délictueux se commettent au sein d’une société par exemple, la dissimulation du délit s’effectue très souvent par des manipulations comptables, visant à rendre apparemment licite une opération en réalité délictueuse. La révélation de ces infractions ne s’effectue qu’au bout de plusieurs années, généralement lors d’un changement de direction au sein de la société, ou à l’occasion d’un contrôle fiscal. Malheureusement, le délai de prescription de trois années s’est alors écoulé, et les faits ne peuvent plus être poursuivis.
C’est pourquoi la Cour de cassation décide depuis longtemps de repousser le point de départ de la prescription de l’action publique au jour de la découverte de l’infraction. Son œuvre débute au XIXe siècle avec l’abus de confiance pour lequel elle juge que la prescription court « au jour où le délit est apparu dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » [2]. Cette solution est rapidement étendue à l’abus de biens sociaux, variante de l’abus de confiance crée spécialement pour réprimer les détournements commis par les dirigeants au sein de leurs sociétés [3]. A partir de 1997, la Cour de cassation modifie quelque peu sa formulation à propos de la prescription de l’abus de biens sociaux : dans un arrêt du 5 mai 1997 [4], elle décide de fixer le point de départ de la prescription de ce délit au jour de la présentation des comptes annuels de la société. Cette date marque en effet le moment où les associés ont la possibilité de vérifier les comptes et de déceler les éventuels abus commis au préjudice de la société. Toutefois, l’application de cette règle s’efface, déclare la Haute juridiction, lorsque les faits litigieux ont été dissimulés. Dans ce cas, la prescription court à compter de la découverte de l’infraction. Ainsi voit-on apparaître, à partir de 1997, la notion de dissimulation.
En dehors de l’abus de confiance et de l’abus de biens sociaux, d’autres infractions à caractère économique et financier ont intégré le dispositif prétorien : deux arrêts 5 et 19 mai 2004 consacrent le report du point de départ de la prescription au jour de la découverte des faits pour le délit d’atteinte à la liberté et à l’égalité d’accès des candidats dans les marchés publics, encore appelé délit de favoritisme [5] ; le trafic d’influence quant à lui, vient d’être érigé en infraction clandestine, avec les mêmes conséquences pour sa prescription, dans un arrêt du 19 mars 2008.
En outre, la Cour de cassation repousse le point de départ de la prescription de l’action publique en matière de recel d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux. En principe, le recel commence à se prescrire au jour où l’activité délictueuse de l’agent a pris fin. Les hauts magistrats ont cependant jugé, les 6 février et 27 octobre 1997 [6], dans les affaires Noir et Carignon, que le point de départ de la prescription du recel d’abus de biens sociaux ne courait pas tant que l’infraction d’origine n’était pas apparue et n’avait pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique. Ainsi, tant que l’abus de biens sociaux n’est pas découvert, la prescription de son recel ne court pas. Quelques années plus tard, la Cour de cassation réitère cette solution à propos du recel d’abus de confiance [7].
B.
Les critiques
L’œuvre jurisprudentielle en matière d’infractions clandestines est la cible de nombreuses critiques, dont la plupart sont reprises par le rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires.
Tout d’abord, le critère tiré de la découverte de l’infraction, comme point de départ du délai de prescription semble hasardeux : à quel moment une infraction est-elle découverte ? A partir de la constatation de l’ensemble de ses éléments constitutifs ou bien dès les premiers soupçons sur les agissements ? La Cour de cassation opte pour la seconde solution [8]. Cependant, ce critère tiré des soupçons relatifs à l’infraction se révèle subjectif et d’un maniement difficile.
Ensuite, la notion de dissimulation employée par la haute Cour depuis 1997 à propos de l’abus de biens sociaux est une source d’insécurité juridique pour deux raisons : d’une part, cette notion est incertaine, son contenu faisant l’objet d’une appréciation in concreto variant au fil du temps : ainsi, si les premières décisions jurisprudentielles optaient pour une conception stricte de la dissimulation [9], des solutions plus récentes témoignent d’un changement d’attitude en faveur d’une acception plus large [10]. D’autre part, des divergences existent concernant le contrôle de la dissimulation : en principe, sa caractérisation relève des juges du fond ; cependant, certaines décisions démontrent la volonté de la Cour de cassation d’exercer son contrôle[11].
En outre, les solutions adoptées en matière de recel d’abus de biens sociaux et d’abus de confiance encourent là encore la critique. Depuis une loi du 22 mai 1915, le recel est indépendant de l’infraction d’origine, de même que sa prescription. Un receleur peut donc être poursuivi alors que l’infraction d’origine est prescrite. En adoptant la solution selon laquelle les recels d’abus de biens sociaux et d’abus de confiance ne se prescrivent pas tant que les infractions d’origine ne sont pas découvertes, la Cour de cassation transgresse cette autonomie.
De manière générale, la jurisprudence en matière d’infractions clandestines méconnaît les règles posées par le Code de procédure pénale. La violation du principe de légalité des délits et des peines et de son corollaire, l’interprétation stricte de la loi pénale, suscitent inquiétudes et interrogations : jusqu’où ira cette jurisprudence contra legem ?
La position adoptée par la Cour de cassation comporte néanmoins des avantages qu’il est impossible de nier. D’une part, elle permet la poursuite d’agissements qui n’ont pu être constatés dans le délai de trois ans du fait de la dissimulation de leurs éléments constitutifs. N’oublions pas que certains scandales financiers tels que l’affaire Carignon, l’affaire Noir-Botton ou encore l’affaire Elf n’auraient pu aboutir à des poursuites judiciaires sans l’aide d’un tel système. D’autre part, la construction de la Cour de cassation démontre la nécessité de repenser le système de prescription, système qui, à l’heure actuelle, n’est plus adapté notamment lorsque le délinquant empêche par tous les moyens la découverte du corps du délit.
Il convient dès lors de s’interroger sur la refonte du système de prescription de l’action publique, en développant différentes pistes de réflexion. Nous intégrerons dans ce cadre les solutions adoptées par le rapport Coulon.
II.
Vers une réforme de la
prescription de l’action publique ?
Comment réformer la prescription de l’action publique ?[12] Deux grands axes sont envisageables : d’un côté, une refonte ponctuelle du système, pour certaines infractions seulement ; de l’autre, une réforme générale de la prescription, englobant l’ensemble des infractions pénales. Nous verrons que le rapport de dépénalisation du droit des affaires opte pour la seconde hypothèse.
A.
Une réforme ponctuelle
Il est tout d’abord concevable de modifier le système de prescription pour les seules infractions à caractère économique et financier. Pour ce faire, on peut envisager soit d’allonger les délais de prescription pour ces infractions, soit de consacrer législativement la jurisprudence de la Cour de cassation sur la dissimulation. L’idée a été suggérée à plusieurs reprises lors de débats parlementaires en 1995 et 2000 à propos de l’abus de biens sociaux, mais n’a jamais abouti [13].
La modification de la prescription de l’action publique pour les seules infractions à caractère économique et financier semble, de fait, peu judicieuse. D’une part, elle constituerait une source d’inégalité des citoyens devant la loi. D’autre part, c’est l’ensemble du système qui mérite d’être revu. C’est d’ailleurs ce que souligne le rapport de dépénalisation de la vie des affaires, qui rejette ainsi cette solution.
B.
Une réforme globale
Il semble donc qu’une réforme globale de la prescription de l’action publique soit préférable à une action ponctuelle. Deux solutions sont là encore envisageables :
La première consiste à modifier le point de départ de la prescription de l’action publique. Ceci conduirait à une modification des articles 7, 8 et 9 du Code de procédure pénale. Le principe du point de départ de la prescription au jour de la commission des faits serait maintenu. Toutefois, une exception serait ajoutée dans la loi, consacrant la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de dissimulation pour l’ensemble des infractions pénales. Cette solution a été retenue par le rapport du Sénat relatif au régime des prescriptions civiles et pénales rendu public le 20 juin 2007. Ce rapport formule un certain nombre de recommandations en matière de prescription de l’action publique. L’une d’entre elles suggère la consécration dans la loi de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d’infractions occultes, et son extension à d’autres domaines du droit pénal et, en particulier, à la matière criminelle [14].
La seconde solution consiste à allonger les délais de prescription pour l’ensemble des infractions. Telle est la voie adoptée par le rapport Coulon. Celui-ci souhaite répondre de façon globale aux problèmes de la prescription de l’action publique, en adoptant « un système objectif » faisant référence à la pénalité encourue et qui affirme la supériorité de la norme législative sur les aléas de la jurisprudence. Ainsi serait respectée l’égalité des citoyens devant la loi, sauf disposition contraire expresse de celle-ci. Le rapport suggère donc :
Premièrement, une fixation du point de départ de la prescription au jour de la commission de l’infraction ;
Deuxièmement, en contrepartie, un allongement des délais de prescription, en fonction de la pénalité encourue. Ainsi, les crimes seraient prescrits au bout de 15 ans et non plus de 10, comme c’est le cas à l’heure actuelle ; pour les délits, deux délais seraient prévus : la prescription des délits punis d’un emprisonnement supérieur ou égal à 5 ans serait de 7 années ; la prescription des délits punis d’un emprisonnement inférieur à 5 ans serait de 5 années. Quant aux contraventions, leur prescription d’une année resterait inchangée.
Au vu de ces nouvelles règles, la prescription de l’abus de biens sociaux s’élèverait à 7 ans, dans la mesure où le délit est puni de 5 ans d’emprisonnement. L’abus de confiance, quant à lui, réprimé de 3 ans d’emprisonnement, se prescrirait par 5 années à compter de la commission des faits.
En conclusion, le rapport de dépénalisation de la vie des affaires comporte des propositions intéressantes visant à réformer de façon globale, et non ponctuelle, le système de prescription de l’action publique. L’allongement des délais de prescription permettrait aux enquêteurs de détecter pendant un temps plus raisonnable des infractions cachées à la vue de tous, tandis que les autorités judiciaires seraient à même de poursuivre plus efficacement ces agissements. Par ailleurs, la solution adoptée par la commission Coulon permettrait à la France d’aligner son système de prescription sur celui de ses voisins européens. Ceux-ci connaissent en effet des délais de prescription plus longs, tenant compte du degré de gravité de l’infraction : en Allemagne par exemple, les délais oscillent entre 3 ans et trente ans ; en Espagne, les délais courent de 3 ans à 20 ans ; aux Pays-Bas, l’imprescriptibilité est la règle pour les infractions les plus graves, punies de la réclusion criminelle à perpétuité. En marge de l’allongement des délais de prescription, le rapport préconise le maintien des règles actuelles de suspension et d’interruption de la prescription. Cette solution est la bienvenue selon Monsieur Renaud Salomon, dans la mesure où elle évite aux enquêteurs et aux magistrats de « conduire des procédures judiciaires trop précipitées, dans la hantise du couperet d’un délai préfix » [15]. Reste à savoir dans quelles mesures les propositions du rapport relatif à la dépénalisation de la vie des affaires seront suivies d’effet…
Une réserve mérite néanmoins d’être apportée par rapport à ces solutions. L’allongement des délais de prescription de 3 à 5 ans ou de 3 ans 7 ans en matière de délits risque de ne pas répondre totalement aux difficultés suscitées par les infractions à caractère économique et financier. La découverte de faits d’abus de confiance plus de 5 ans après les faits, de même que la révélation d’un abus de biens sociaux au delà des 7 années proposées par le rapport Coulon ne relèvent pas de cas d’école. Que se passera-t-il le jour où un scandale de l’ampleur de l’affaire Elf éclatera au delà du temps nouvellement imparti pour poursuivre les faits ? Devra-t-on déclarer la prescription acquise ou fera-t-on appel une fois de plus à la solution de la Cour de cassation en matière d’infractions occultes ? Il semble que cette jurisprudence contra legem ait encore de l’avenir, et continue à faire couler beaucoup d’encre, en dépit de l’allongement des délais de prescription proposés.
[1] Rapport sur la dépénalisation de la vie des affaires, La documentation française, p. 97-102
[2] Cass. Crim. 16 mars 1867, Bull. crim. n° 69; Cass.
Crim., 14 novembre 1869, S. 1871, I, 175
[3] Cass. Crim., 7 décembre 1967, B. n° 321
[4] Cass. Crim., 5 mai 1997, Juris- Data n° 1997-
003021 ; Bull. Crim. 1997, n° 159; Rev. Soc. 1998, 131, Bouloc ;
[5] Cass. crim. 19 mai 2004, Bull. crim. n° 131 ; Cass.
crim. 5 mai 2004, Bull. crim. n° 110
[6] Crim. 6 février 1997, affaire Noir, Bull. crim. n° 48 ; Crim. 27 octobre 1997, affaire Carignon, Bull. crim. n° 352
[7] Crim. 7 mai 2002, Bull. crim. n° 105
[8] Crim. 11 février 2003, RJDA 2003, n° 604 ; Crim.
6 septembre 2000, Bull. Joly 2001, 61, note Dezeuse
[9] Crim. 27 juin 2001, Bull. crim. n° 164; Crim. 19 octobre 1999, Dr. pénal 2000, 20, note J.-H. Robert
[10] Crim. 12 juin 2003, n° 01-85977, inédit ; Cri. 19 février 2003, n° 02-83824, inédit
[11] Dans le sens d’un contrôle par
[12] L’idée d’une suppression totale de la prescription de
l’action publique en France ne semble pas souhaitable et n’est revendiquée ni
par la doctrine, ni par les parlementaires. Un consensus existe en faveur du
maintien de la prescription, ce qui démontre bien que certains de ses
fondements revêtent toujours une utilité. Le rapport de dépénalisation de la
vie des affaires confirme cette solution. Rappelant l’objectif principal de la
prescription, qui est de favoriser l’oubli après un délai raisonnable, le
rapport énonce quelques fondements régissant l’institution : d’une part,
la prescription garantit la sécurité juridique ; d’autre part, après un
délai raisonnable, l’action publique perd de son efficacité, en raison du
dépérissement des preuves. Si l’on rajoute à cela l’idée que la prescription
sert à « sanctionner » les autorités négligentes, qui ne
poursuivraient pas rapidement des faits dont elles auraient connaissance, le
constat s’impose : la prescription de l’action publique conserve toujours
son utilité et sa remise en cause n’est pas envisagée.
[13] En 1995, une proposition de loi « relative à la
prescription du délit d’abus de biens sociaux » a été déposée à l’
Assemblée nationale M. Pierre Mazeaud. Cette proposition tendait à maintenir la
jurisprudence précitée en prévoyant que la prescription de l’abus de biens
sociaux courrait à compter de la découverte du délit. En contrepartie, la
proposition prévoyait un délai butoir de six ans à compter de la commission de
l’infraction. Cette proposition a été néanmoins retirée par son auteur avant
son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. En 2000, le sujet a
été relancé lors des débats parlementaires au Sénat sur le projet de loi
relatif à la présomption d’innocence et aux droits des victimes, ayant conduit
à la loi n° 2000-516 du 15 juin
[14] Rapport du Sénat sur le régime des prescriptions civiles et pénales, 20 juin 2007, recommandation n° 5, p. 42.
[15] R. SALOMON, Les propositions de réforme de l’abus de biens sociaux par le rapport Coulon, Dr. soc. 2008, n° 84, p. 36