Règles de compétence en matière de divorce,

par Nicolas NORD

 

 

Le règlement CE n°2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 « relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité, abrogeant le règlement (CE) n°1347/2000 » est entré en vigueur le 1er mars 2005. Il prend la suite de deux textes : une convention de 1998 (appelé convention Bruxelles II, calquée sur la Convention de Bruxelles de 1968 en matière civile et commerciale) et comme le titre l’indique, le règlement 1347/2000, dit règlement Bruxelles II.

Cela explique le surnom qui lui est plus fréquemment donné en France : le règlement « Bruxelles II bis ». Certains (notamment la Commission européenne) trouvent cette expression peu élégante et lui préfèrent un dénomination qualifiée de plus sobre : « nouveau règlement Bruxelles II ».

Il lie tous les Etats de l’Union européenne, y compris le Royaume-Uni, l’Irlande et les derniers Etats entrants (Bulgarie et Roumanie). Seul le Danemark n’est pas concerné (voir le considérant n°31).

 

Le domaine matériel du règlement Bruxelles II bis est large et limité à la fois : il s’applique aux matières civiles relatives au divorce, à la séparation de corps et à l’annulation du mariage des époux (article 1er § 1 a). Cela signifie que sont exclues les questions relatives au concubinage et aux partenariats qui sont pourtant en constante évolution.

En revanche, l’exclusion du mariage homosexuel est plus incertaine. Rien n’est précisé dans le règlement. Or dans certains Etats membres, le mariage inclut l’union entre deux personnes de même sexe. Il y a donc là une question d’importance qui devra être tranchée par les juges.

La responsabilité parentale est également incluse (article 1er § 1 b), ce qui est une nouveauté par rapport aux textes antérieurs. Mais cette question est traitée à part, dans le règlement et au cours de ce colloque. C’est pourquoi nous ne l’aborderons pas dans nos développements.

 

Une différence essentielle entre le règlement Bruxelles I et le règlement Bruxelles II bis doit être signalée : le second n’a pas de domaine d’application ratione loci strictement délimité, contrairement au premier qui ne s’applique que lorsque le litige est intégré à la Communauté, notamment lorsque le défendeur a son domicile dans un Etat membre. Le règlement Bruxelles II bis s’applique dès que l’une des règles de compétence qu’il énonce se réalise sur le territoire d’un Etat membre de l’Union européenne.

La jurisprudence met désormais en œuvre les règles issues des règlements Bruxelles II et Bruxelles II bis. Elles sont caractérisées par un très grand libéralisme. De nombreux chefs de compétence, alternatifs, sont consacrés (Première partie). L’ardeur procédurière des parties, tentées d’exploiter au mieux de leurs intérêts cette nouvelle liberté d’accès au for du divorce, provoque un foisonnement de procédures parallèles. Les règles relatives à leur traitement deviennent essentielles et ont donné lieu à d’importantes décisions des juridictions françaises au cours de la dernière année (Deuxième partie).

 

 

I - La mise en oeuvre des règles de compétence

 

Les règles prévues par les règlements priment sur le droit commun (A) qui n’est pas pourtant pas totalement mis à l’écart et qui occupe, selon le règlement lui-même, une place résiduelle (B).

 

A. Les règles de compétence prévues par les règlements

 

Deux critères principaux de compétence sont retenus : la résidence habituelle qui occupe une place importante, ce qui n’est guère surprenant (1) et la nationalité ce qui l’est déjà davantage dans un instrument communautaire (2).

 

1. L’importance de la résidence habituelle

 

Selon l’article 3 § 1 a, sont compétentes, les juridictions de l’Etat membre sur le territoire duquel se trouve :

-         la résidence habituelle des époux, ou

-         la dernière résidence habituelle des époux dans la mesure où l’un d’eux y réside encore, ou

-         la résidence habituelle du défendeur, ou

-         en cas de demande conjointe, la résidence habituelle de l’un ou l’autre époux, ou

-         la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins une année immédiatement avant l’introduction de la demande

 

La résidence habituelle est donc essentielle. Mais elle n’est pas définie par le règlement lui-même, contrairement à beaucoup d’autres notions (voir notamment l’article 2). L’omission est d’ailleurs tout à fait volontaire. Le guide pratique explique en effet que cette notion doit être « caractérisée par le juge au cas par cas sur la base des éléments de fait. Le sens de cette expression devrait être interprétée conformément aux objectifs et aux buts du règlement ».

Les juridictions françaises ont eu l’occasion de se prononcer sur cette notion dans deux arrêts rendus dans la même affaire (le règlement Bruxelles II était applicable) : CA Aix-en-Provence 18 novembre 2004 (Gaz. Pal. 14-15 janvier 2005, p. 37) et Civ. 1ère 14 décembre 2005 (B. n°506).

Selon la cour d’appel, la notion doit être envisagée « au sens du droit européen dès lors qu’il s’agit d’appliquer le droit communautaire ». Elle ajoute une définition : la résidence habituelle est « le lieu où l’intéressé a fixé, avec la volonté de lui conférer un caractère stable, le centre permanent ou habituel de ses intérêts ». Selon les magistrats, il s’agit d’une transposition de la jurisprudence par laquelle la Cour de justice des Communautés européennes « a défini cette notion dans d’autres domaines et notamment en droit social ».

La Cour de cassation suit le raisonnement. Elle considère que la résidence habituelle est une « notion autonome du droit communautaire » et reprend la définition dégagée par la cour d’appel.

Les faits étaient intéressants. Etait en cause un couple britannique demeurant à Londres. L’épouse décide de s’installer dans le sud de la France à Mougins, pour une période de 18 mois, dans la résidence secondaire du couple, pour accompagner et prendre soin de l’enfant du couple, scolarisé à Mougins. La période de son séjour était fixée à l’avance : de février 2003 à septembre 2004.

Le mari saisit le juge aux affaires familiales du tribunal de Grasse le 17 mars 2004. Il considère que la résidence habituelle de sa femme est en France. Selon lui, elle est établie par différents éléments : l’épouse a ouvert des comptes en banque en France, elle a fait connaître son adresse en France et acquis une voiture immatriculée en France …

Pourtant, les juges du fond considèrent que les juridictions françaises ne sont pas compétentes. En effet, l’épouse a toujours eu l’intention de retourner à Londres, elle y a conservé son domicile personnel et fiscal, elle est toujours inscrite sur les listes électorales dans cette ville, elle a conservé et utilisé plusieurs comptes bancaires en Angleterre, elle a été suivi par ses médecins et dentistes londoniens, elle a fréquenté le même coiffeur, le même opticien et ses chiens ont été suivis par leurs vétérinaires anglais.

L’épouse n’avait donc pas l’intention de transférer en France le centre habituel et permanent de ses intérêts. Son séjour en France n’était que temporaire.

 

Deux leçons peuvent être tirées de ces décisions :

 

1)      La résidence habituelle n’est pas constituée seulement par des rattachements objectifs. Il existe également un élément intentionnel qui doit être caractérisé.

2)       Une personne ne peut avoir qu’une seule résidence habituelle à la fois. Il n’est pas possible d’en avoir plusieurs et donc de fonder plusieurs compétences sur ce seul chef.

 

Pour autant, ce critère prépondérant n’est pas exclusif. Une place est laissée à un critère de rattachement plus surprenant dans un règlement communautaire : la nationalité.

 

2. Le rôle de la nationalité

 

Deux règles de compétence du règlement Bruxelles II bis font appel à la nationalité :

 

-         La première hypothèse (article 3 § 1 a dernier tiret), peut être qualifiée de mixte car elle combine nationalité et résidence habituelle : sont compétentes les juridictions de l’Etat membre sur le territoire duquel se trouve la résidence habituelle du demandeur s’il y a résidé depuis au moins six mois immédiatement avant l’introduction de la demande et s’il est ressortissant de l’Etat membre en question (ou dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande, s’il y a son « domicile »).

-         Dans la seconde hypothèse, la nationalité est seule suffisante. Selon l’article 3 § 1 b, sont compétentes les juridictions de l’Etat membre de la nationalité des deux époux (ou dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande du « domicile » commun).

 

Le critère de la nationalité occupe donc une place importante, même dans un espace juridique aussi intégré que l’Union européenne. Cela a une conséquence importante : les règlements Bruxelles II et Bruxelles II bis peuvent intervenir alors même que les liens objectifs de la situation avec l'Union sont lâches voire inexistants.

Un exemple jurisprudentiel récent en témoigne : Civ. 1ère 22 février 2005 (Rev. crit. 2005, 515, n. E. Pataut ; D. 2005, 1459, n. S. Sana-Chaillé de Néré) : le règlement Bruxelles II intervient à propos du divorce de deux époux français, domiciliés depuis cinq années en Islande, qui s’y sont mariés et dont la fille est née à Reykjavik. Cet arrêt est une illustration concrète de la conception extensive du champ d’application du règlement. Ce sont bien les règles communautaires qui vont imposer la compétence des juridictions françaises, alors même que le litige ne présente que peu de liens avec l’ordre juridique communautaire, puisque les rattachements ne convergent que vers un Etat non membre et un seul Etat membre.

 

De plus, les cas de double nationalité ne sont pas traités par le règlement. Selon le rapport sur la première convention de 1998, « les organes juridictionnels de chaque Etat appliqueront donc les normes internes dans le cadre de la réglementation communautaire applicable de manière générale à cet égard ». Chaque Etat appliquera son propre droit en matière de double nationalité, tout en devant tenir compte des indications que peut donner le droit communautaire et tout spécialement la Cour de justice des Communautés européennes.

La Cour de cassation a été récemment confrontée à une telle hypothèse : Civ. 1ère 12 décembre 2006 (JCP 2007, II, 10048, 1ère espèce, n. A. Devers). Il s’agissait d’un divorce entre un mari de nationalité franco - ivoirienne et une femme de nationalité française. La Cour de cassation déclare que les juridictions françaises sont compétentes « en raison de la nationalité française des parties ». La nationalité française de l’époux prévaut donc sur sa nationalité ivoirienne. La résolution est simple et conforme au droit commun français.

La situation risque en revanche d’être beaucoup plus délicate lorsque l’un des époux a, outre la nationalité française, la nationalité d’un autre Etat membre. Il ne semble en effet plus possible de faire prévaloir systématiquement la nationalité française, conformément à la jurisprudence Garcia-Avello (CJCE 2 octobre 2003, D. 2004, 1476, n. M. Audit ; JDI 2004, 1225, n. S. Poillot-Perruzzetto ; Rev. crit. 2004, 192, n. P. Lagarde) dans laquelle la Cour de justice considère qu’il est contraire au traité CE de faire prévaloir systématiquement la nationalité du for, dans une affaire ne concernant ni le règlement, ni le divorce mais une demande de changement de nom. Il est possible de considérer que cet arrêt énonce un principe valable de manière plus générale. Là encore, l’interprétation de la Cour de Luxembourg est attendue.

 

Pour finir, il faut encore signaler d’autres règles de compétence qui ne devraient guère poser de difficultés :

 

-         article 4 : la juridiction devant laquelle la procédure est pendante en vertu de l’article 3 est également compétente pour examiner la demande reconventionnelle, dans la mesure où celle-ci entre dans le champ d’application du règlement.

-         article 5 : la juridiction de l’Etat membre qui a rendu une décision sur la séparation de corps est également compétente pour convertir cette décision en divorce, si la loi de cet Etat membre le prévoit.

-         article 20 : s’il y a urgence, il permet aux juridictions d’un Etat membre de prendre des mesures provisoires et conservatoires, même si en vertu du règlement, une juridiction d’un autre Etat membre est compétente pour connaître du litige. Mais elles ne peuvent porter que sur des personnes ou des biens présents dans cet Etat.

 

Le droit commun n’est lui plus que résiduel. Une expression particulièrement imagée a été employée dans la doctrine française : elle constitue désormais la « voiture balai » des règles de compétence internationales en matière de désunion (P. de Vareilles-Sommières, La libre circulation des jugements rendus en matière matrimoniale en Europe. Convention de Bruxelles II du 28 mai 1998 et proposition de règlement du Conseil, Gaz. Pal., Gazette européenne, 17-18 déc. 1999, p. 15 et s., spéc. n°39, p. 20).

 

B. La place résiduelle laissée aux règles nationales de compétence

 

Deux articles du règlement sont particulièrement en cause. Ils ne brillent pas par leur clarté et leur simplicité.

Selon l’article 7 du règlement Bruxelles II bis intitulé « Compétences résiduelles » :

« 1. Lorsque aucune juridiction d’un Etat membre n’est compétente en vertu des articles 3, 4 et 5, la compétence est dans chaque Etat membre réglée par la loi de cet Etat ».

Il ne reste plus aux règles de compétence nationales de chaque Etat membre que les hypothèses résiduelles dans lesquelles les règles communautaires n’auront pas permis de désigner les juridictions d’un Etat membre. La primauté des règles de compétence issues des règlements est ainsi clairement exprimée.

 

Il faut également tenir compte de l’article 6 intitulé « Caractère exclusif des compétences définies aux articles 3, 4 et 5 » et qui dispose que :

« Un époux qui :

a)      a sa résidence habituelle sur le territoire d’un Etat membre ;

ou

b)      est ressortissant d’un Etat membre ne peut être attrait devant les juridictions d’un autre Etat membre qu’en vertu des articles 3, 4 et 5 ».

 

Cet article prévoit donc qu’existent des « défendeurs protégés » et que d’autres ne le sont pas.

 

En France, il convient par conséquent de consulter le règlement européen en premier lorsqu’il s’agit d’établir la compétence d’un juge aux affaires familiales en la matière.

Si les juridictions françaises ne sont pas compétentes sur ce fondement, il convient de vérifier si les juridictions d’un autre Etat membre ne sont pas désignées (en ce sens l’article 17 du règlement Bruxelles II bis : « La juridiction d’un Etat membre saisie d’une affaire pour laquelle sa compétence n’est pas fondée au terme du présent règlement et pour laquelle une juridiction d’un autre Etat membre est compétente en vertu du présent règlement se déclare d’office incompétente »).

 

Ce n’est qu’en cas de réponse négative à cette question qu’un juge aux affaires familiales pourra fonder sa compétence sur le droit commun français.

Mais même dans une telle hypothèse, le juge français ne pourra se reconnaître compétent qu’à deux conditions : le défendeur ne doit ni être un ressortissant d’un autre Etat membre ni résider habituellement dans un autre Etat membre (ce qui va de soi dans ce dernier cas car dans ces circonstances, les juridictions de cet Etat membre seraient compétentes en tant que juridictions de l’Etat membre de la résidence habituelle du défendeur).

 

Lorsque le droit commun peut jouer, la jurisprudence Orliac (Civ. 1ère 19 novembre 1985, Rev. crit. 1986, 712, n. Y. Lequette ; JDI 1986, 719, n. A. Huet ; GA n°71) doit être respectée : il convient de fonder la compétence française sur les règles de compétence ordinaire (article 1070 du nouveau Code de procédure civile) avant de recourir aux privilèges de compétence que sont les articles 14 et 15 du Code civil. Le champ d’application de ces deux dispositions a donc été singulièrement restreint.

Cependant, selon l’article 7 § 2, « Tout ressortissant d’un Etat membre qui a sa résidence habituelle sur le territoire d’un autre Etat membre peut, comme les nationaux de cet Etat, y invoquer les règles de compétence applicables dans cet Etat contre un défendeur qui n’a pas sa résidence habituelle dans un Etat membre et qui n’a pas la nationalité d’un Etat membre ou, dans le cas du Royaume-Uni et de l’Irlande n’a pas son “domicile” sur le territoire de l’un de ces Etats membres ».

Il s’agit d’une extension des privilèges de juridiction réservés en principe aux nationaux. Le phénomène est bien connu car on le retrouve également dans le règlement Bruxelles I (article 4§2). L’approche est toutefois différente car dans le règlement Bruxelles I l’extension concerne toutes les personnes domiciliées sur le territoire d’un Etat membre, sans limitation liée à la nationalité.

 

La jurisprudence de la Cour de cassation ne rassure pas forcément sur la mise en œuvre de toutes ces règles.

Dans un premier temps, l’approche semblait respectueuse de la primauté des règles issues du règlement. Ainsi, dans l’arrêt du 22 février 2005 (précité), à propos du divorce de deux époux français résidant à Reykjavik, les juges du fond avaient raisonné en fonction de l’article 14 du Code civil seul invoqué par le demandeur. Le règlement n’a jamais pas été invoqué, y compris dans le pourvoi en cassation.

La Cour de cassation soulève d’office le moyen tiré de la violation du règlement communautaire (Bruxelles II à l’époque) et relève la compétence des juridictions françaises sur le fondement de la nationalité commune des époux

Cette décision témoigne donc de la volonté de la Cour d’obliger les juges français à faire application d’office des règles de compétence du règlement et à refouler les règles nationales, y compris quand ce sont les juridictions françaises qui sont compétentes en vertu du règlement. La Cour va donc plus loin que ce qu’exige le règlement. En effet, la seule règle explicitement formulée sur ce point fait obligation au juge de soulever d’office son incompétence quand sa compétence n’est pas fondée au regard du règlement et qu’une juridiction d’un autre Etat membre est compétente en vertu du règlement, ce que nous avons vu précédemment (article 17).

D’après cette jurisprudence, le juge doit appliquer d’office la règle de compétence communautaire, dès qu’elle constitue le fondement approprié de sa compétence. Une telle approche devrait inciter les avocats à changer leurs habitudes et à ne plus raisonner par rapport aux seules règles nationales.

Un arrêt postérieur vient pourtant quelque peu semer le trouble : Civ. 1ère 28 mars 2006 (JCP 2006, II, 10133, n. A. Devers).

En l’occurrence, le mari était de nationalité marocaine et la femme de nationalité française. Ils se sont mariés au Maroc et se sont établis dans ce pays.

Suite à des différents conjugaux, l’épouse vient s’installer en France avec les trois enfants communs du couple. Elle dépose alors une requête en divorce en France. Le mari soulève l’incompétence de la juridiction française au profit des juridictions marocaines.

Les juges du fond rejettent cette exception d’incompétence : les tribunaux français sont compétents car l’épouse, d’une part, a avec les enfants une résidence stable et habituelle en France et d’autre part, est de nationalité française. Les tribunaux français sont donc désignés par l’article 14 du Code civil.

A nouveau, le règlement n’est jamais invoqué ni devant les juges du fond, ni dans le pourvoi en cassation. Logiquement, la Cour de cassation aurait dû rappeler que le raisonnement des juges du fond devait faire intervenir le texte communautaire. Ses règles de compétence auraient dû être passées au crible. Une compétence des juridictions françaises était envisageable sur le fondement de la résidence habituelle en France depuis six mois de la demanderesse française.

Pourtant, la Haute juridiction n’intervient pas et rejette le pourvoi du mari. Les juges du fond ont pu, à bon droit, se fonder sur l’article 14 du Code civil. La solution est surprenante car elle couvre une double irrégularité :

 

1)      La primauté du texte communautaire n’est pas respectée alors pourtant que la Cour de cassation l’a imposée dans l’arrêt précédent. L’incohérence est donc de mise et il est difficile de trouver une unité jurisprudentielle. Cela peut inciter les plaideurs à continuer d’invoquer les seuls textes français.

 

2)      La jurisprudence Orliac n’est pas non plus respectée. Logiquement, l’article 1070 du nouveau Code de procédure civile aurait dû être consulté avant le privilège de juridiction qui ne peut intervenir que de manière subsidiaire, à défaut de compétence objective des juridictions françaises.

 

La décision, même si elle n’a pas vraiment été critiquée par la doctrine mérite pourtant de l’être.

Pour autant, les juges du fond ne peuvent pas faire n’importe quoi. Une décision plus récente peut être citée en ce sens : Civ. 1ère 12 décembre 2006 (JCP 2007, II, 10048, 2ème espèce, n. A. Devers). Etaient en cause deux époux de nationalité algérienne, mariés en Algérie mais vivant en France depuis 1991. L’épouse dépose une requête en divorce devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Marseille. Le mari saisit par la suite une juridiction algérienne. La Cour d’appel décide que les juridictions françaises sont incompétentes car, en raison de la nationalité commune algérienne des époux, « le litige se rattachait de manière caractérisée à l’Algérie, et ce, en dépit de la fixation de leur domicile en France ». Il y a là une confusion regrettable entre les règles applicables à la détermination de la compétence internationale du juge français et les règles de reconnaissance et d’exécution en France des décisions étrangères. La Cour de cassation relève d’office l’application du règlement Bruxelles II et déclare le juge français compétent puisque les époux avaient leur résidence habituelle en France.

 

En guise de conclusion sur ce premier point, il convient de souligner l’importance du choix à effectuer car dans une même affaire, les juridictions de plusieurs Etats membres différents peuvent être désignées. Il appartient donc au conseil des parties d’analyser la situation et de voir quelle est la compétence la plus avantageuse. Le souci d'accessibilité du tribunal est bien sûr essentiel mais il ne saurait guider à lui seul la réflexion. En effet, il est impératif de tenir compte d’un autre élément : le droit désigné par la règle de conflit de l'ordre juridique dont relève le tribunal saisi. Pour l'instant, il n'y a pas d'unification à ce niveau au sein de l’Union, même si des travaux sont en cours. Il est donc essentiel d'avoir un raisonnement poussé et général. Pour certains, un conseil qui effectuerait le mauvais choix pourrait voir sa responsabilité engagée. Il s’agit d’une première conséquence de la multiplicité des chefs de compétence concurrents.

Une seconde conséquence est la multiplication des procédures parallèles dont la traitement revêt une grande importance pratique.

 

 

II - Le traitement des procédures parallèles

 

La jurisprudence récente vient confirmer les craintes exprimées après l’adoption du règlement. Les situations dans lesquelles plusieurs juges sont saisis concurremment d’une même affaire tendent à se multiplier. Chaque époux agit de son côté et saisit la juridiction qui lui convient le plus.

Lorsque les juridictions saisies relèvent d’Etats membres de l’Union, l’article 19 du règlement Bruxelles II bis relatif à la litispendance et aux actions dépendantes est applicable (A). Mais une juridiction d’un Etat tiers peut également être concernée. Alors que les règles de compétence directe présentent un caractère universel, en l’absence de condition spatiale d’applicabilité, les règles de coopération judiciaire, comme celles relatives à la litispendance, ne peuvent avoir qu’un domaine d’application strictement intracommunautaire. Ainsi, lorsque le juge français est saisi d’une demande de divorce concurremment avec les juridictions d’un Etat tiers, la question doit être résolue conformément aux seules règles françaises de droit international privé (B). Deux types de procédures parallèles existent par conséquent et sont soumises à des régimes juridiques différents : les procédures parallèles communautaires et les procédures parallèles internationales qui seront traitées successivement.

 

A. Le traitement des procédures parallèles communautaires

 

L’article 19 du règlement Bruxelles II bis est consacré à de telles situations : il est intitulé « Litispendance et actions dépendantes ».

 

« 1. Lorsque des demandes en divorce, en séparation de corps ou en annulation du mariage sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’Etats membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie ».

 

Par conséquent, l’approche retenue est très souple. Les seules conditions à satisfaire sont l’identité de parties et la dissolution du lien matrimonial par quelque moyen que ce soit.

Exemple : une action en divorce devant une juridiction d’un Etat membre et une action en nullité du mariage devant une juridiction d’un autre Etat membre.

Il n’est donc nul besoin de satisfaire au triptyque identité de parties, identité d’objet et identité de cause.

 

Une fois que la compétence de la juridiction première saisie est établie, la juridiction saisie en second lieu se dessaisit en faveur de celle-ci (article 19 § 3). La règle présente un caractère mécanique, le juge saisit en second n’a pas de marge d’appréciation.

La règle prior temporis, qui conduit à donner une prime à l’époux le plus prompt à divorcer, doit éviter que des décisions contradictoires soient rendues dans différents Etats membres en raison de procédures parallèles. Cela signifie également qu’un point est essentiel : déterminer le moment de la saisine du juge.

 

L’article 16 du règlement Bruxelles II bis est consacré à cette question. Il est intitulé « Saisine d’une juridiction » et opère une distinction entre deux types de système. Dans certains pays, le dépôt de la demande auprès de la juridiction intervient avant la notification ou la signification de l’acte introductif d’instance dans ce cas, « Une juridiction est réputée saisie :

a)      à la date à laquelle l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent est déposé auprès de la juridiction, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre des mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit notifié ou signifié au défendeur ».

 

Dans d’autres pays, la notification ou la signification au défendeur précède le dépôt de la demande auprès de la juridiction compétente. Dans cette hypothèse, la saisine intervient :

b)      « à la date à laquelle il est reçu par l’autorité chargée de la notification ou de la signification, à condition que le demandeur n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’il était tenu de prendre pour que l’acte soit déposé auprès de la juridiction ».

 

Les deux méthodes sont admises, ce qui était nécessaire dans un instrument ayant vocation à intervenir dans des systèmes très différents.

Le premier problème est tranché. Mais tout n’est pas réglé pour autant notamment dans le système français pour lequel l’hésitation est encore possible : deux moments peuvent être pris en compte : celui du dépôt de la requête initiale et celui de l’assignation.

 

La Cour de cassation a tranché la question en 2006 : par plusieurs décisions, notamment deux arrêts rendus le même jour, le 11 juillet, dans lesquels le règlement Bruxelles II était applicable (B. n°374 et 375 ; Rép. Defrénois 2006, 1767, obs. J. Massip). La Première chambre civile a considéré que la date du dépôt de la requête initiale était déterminante car elle constitue la première formalité de la procédure de divorce.

La solution a un mérite évident : elle évite une fuite du contentieux lorsque le juge étranger est saisi par l’époux défendeur en France après le dépôt de la requête initiale. Si la requête initiale en divorce n’était pas prise en compte, l’autre époux pourrait s’empresser d’assigner en divorce devant une juridiction d’un autre pays qui ne connaît pas de phase obligatoire de conciliation et qui pourrait être plus rapidement saisie.

Les circonstances de fait de l’une des deux décisions en attestent : Civ. 1ère 11 juillet 2006, (B. n°374) : le mari est de nationalité britannique, la femme est française. Ils vivent plusieurs années en Angleterre puis se marient à Londres en 2000. Plusieurs enfants naissent dans cette même ville où est fixé le domicile conjugal. En mai 2002, l’épouse vient s’installer en France avec les enfants. Le 10 janvier 2003, le mari dépose une requête en divorce devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nice qui procède à la tentative de conciliation le 10 juin 2003. L’épouse interjette appel de l’ordonnance rendue et engage ensuite une action en divorce devant la cour de justice de Londres, le 8 janvier 2004. L’époux l’assigne quant à lui en divorce devant le tribunal de grande instance de Nice le 7 mai 2004.

Les juridictions étaient toutes deux compétentes : le tribunal de grande instance de Nice en raison de la résidence habituelle du défendeur ; les juridictions de Londres car c’est dans cette ville que se localisait la dernière résidence habituelle des époux, le mari y résidant encore. Les craintes liées à la multiplicité des chefs de compétence trouvent ici une traduction concrète.

Le juge londonien a d’abord considéré que la juridiction britannique avait été saisie la première et était donc compétente pour connaître du divorce. Selon lui, la conciliation constitue en France une phase distincte de la procédure de divorce proprement dite, de sorte que la requête en divorce ne pouvait être considérée comme ayant saisi de l’instance en divorce le juge français.

La solution inverse a été retenue par la cour d’appel d’Aix-en-Provence : la procédure préparatoire amiable n’est pas une instance indépendante, par conséquent le dépôt de la requête en divorce vaut saisine de la juridiction française. La même approche a été adoptée par le Tribunal d’appel de Londres et par la Cour de cassation française. Elle correspond parfaitement à la conception française de la procédure de divorce qui comporte nécessairement deux phases, une phase amiable préalable dont on ne saurait nier le caractère judiciaire, suivie d’une phase contentieuse. Les deux sont liées et constituent un seul et même procès.

L’opportunité de cette approche est démontrée en l’espèce. Il serait très facile pour un époux, si la solution contraire avait été adoptée, d’échapper à la compétence des juridictions françaises, dès que la phase de conciliation commence.

 

De telles règles, purement communautaires, ne peuvent en revanche s’appliquer dans les rapports avec un Etat tiers, lorsque la juridiction saisie de manière concurrente est celle d’un Etat non membre de l’Union.

 

B. Le traitement des procédures parallèles internationales

 

Dans les rapports avec les Etats tiers, un déséquilibre a priori curieux peut être constaté. Le juge français, compétent sur le fondement du règlement Bruxelles II bis, doit résoudre la question du traitement des procédures parallèles conformément au droit international privé commun (ou aux règles contenues dans une convention internationale le cas échéant). Ce dernier admet la recevabilité de l’exception de litispendance (Civ. 1ère 26 novembre 1974, Société Miniera di Fragne, GA n°54). Le juge français saisi en second peut être amené à se dessaisir au profit d’un juge étranger.

Le régime juridique n’est alors pas le même que précédemment : les juges visent dans de tels cas l’article 100 du nouveau Code de procédure civile qui est transposé dans l’ordre international.

 

1)      La triple condition d’identité (de parties, de cause et d’objet) est cette fois exigée.

2)      L’exception ne présente pas de caractère mécanique, contrairement au régime prévu par le règlement Bruxelles II bis. Le juge français, saisi en second, conserve une marge de manœuvre. Il ne s’agit que d’une faculté pour lui, même si certaines décisions peuvent être interprétées comme imposant le dessaisissement des juges français saisis en second (Civ. 1ère 17 juin 1997, Rev. crit. 1998, 452, 3ème esp., n. B. Ancel).

3)      L’exception ne saurait être accueillie lorsque la décision à intervenir à l’étranger n’est pas susceptible d’être reconnue en France.

 

Les juges français ont eu l’occasion de se prononcer sur ce type de litispendance internationale, alors que leur compétence était fondée sur le règlement Bruxelles II :

Deux hypothèses sont plus particulièrement intéressantes, l’une a rejeté l’exception, l’autre l’a au contraire admise.

La première est intervenue dans les rapports avec la Côte d’Ivoire : Civ. 1ère 12 décembre 2006 (précité) : l’épouse française assigne son mari franco-ivoirien en divorce devant le tribunal de grande instance de Bordeaux le 12 septembre 2001 ; le mari dépose quant à lui une requête en divorce le 17 octobre 2001 devant le tribunal civil d’Abidjan. Il soulève alors l’incompétence des juridictions françaises au profit de la juridiction ivoirienne. Les juges du fond retiennent leur compétence. Ils sont approuvés par la Cour de cassation qui vise le règlement communautaire pour considérer que les juges français étaient compétents en raison de la nationalité des époux (voir supra). Pour la question de la litispendance, seul le droit commun est visé. La juridiction française a été saisie la première, elle n’avait donc pas à se dessaisir au profit du tribunal ivoirien. Cet obstacle initial y fait échec.

 

La seconde est intervenue dans l’affaire, déjà abordée, du divorce des époux français domiciliés en Islande : Douai 15 mai 2006 (Procédures, mars 2007, comm. n°60, n. C. Nourissat) : les juges vérifient la compétence des juridictions françaises sur le fondement du règlement et non du droit commun, contrairement à ce qu’avaient fait les premiers juges. Puis ils constatent que les autorités islandaises étaient également compétentes en vertu de leurs propres règles de conflit.

Il y avait bien une situation de litispendance qui a été appréciée au regard des règles de droit commun : l’article 100 du nouveau Code de procédure civile est visé. Un rappel est effectué : l’exception ne peut être accueillie que si la décision à intervenir à l’étranger est susceptible d’être reconnue en France. L’ensemble des conditions est ensuite passée en revue :

 

-         L’antériorité de la saisine des juridictions islandaises est établie.

-         Les juges démontrent que la décision est susceptible d’être reconnue en France. La compétence des juridictions françaises n’est pas exclusive et une forte similitude est constatée entre les règles de droit françaises et islandaises. Elles produisent un résultat équivalent. Les décisions déjà rendues en Islande sont conformes à l’ordre public qui est d’autant moins susceptible d’intervenir que l’Islande a ratifié la CEDH. Enfin, aucune fraude ne saurait être reprochée à l’épouse qui a saisi ces juridictions et cela en raison des nombreux liens objectifs entre la situation et l’Islande.

 

M. Nourissat a pu écrire qu’il avait éprouvé un certain bonheur à la lecture de cette décision (note précitée). Un tel enthousiasme peut paraître quelque peu exagéré : le raisonnement semble approximatif sur certains points mais il a le mérite de montrer que les juges français acceptent de se dessaisir en faveur de juridictions d’Etat tiers. Le mécanisme ne joue pas forcément à sens unique, afin de protéger une compétence française.

 

Une remarque en guise de conclusion. L’affaire en cause permet de se féliciter de la remise en cause par la Cour de cassation du caractère indirectement exclusif de l’article 15 du Code civil (Civ. 1ère 23 mai 2006, B. n°254 ; JCP 2006, II, 10134, n. P. Callé ; D. 2006, 1651, n. L. Gallmeister ; GA n°87). Si tel n’avait pas été le cas, certaines situations paradoxales auraient pu se présenter. Au stade de la compétence directe, l’article 15 est exclu par les règlements. Les juges français fondent leur compétence sur une règle qui est issue de ces textes. Le privilège est refoulé dans un premier temps comme en l’espèce.

Mais il aurait été susceptible de réapparaître dans un second temps en tant que règle de compétence indirecte et exclusive, lorsque le défendeur à l’étranger est Français comme le mari en l’hypothèse. La décision à intervenir dans l’Etat tiers n’aurait pas été susceptible de reconnaissance en France de ce chef, ce qui aurait justifié le rejet de l’exception de litispendance internationale.

Le point n’a pas été abordé dans l’arrêt rendu par la cour de Douai car le mari avait renoncé à ce privilège selon les premiers juges. Mais une telle situation incongrue aurait pu se présenter par la suite dans d’autres affaires.

De manière plus générale, le règlement n’est pas très satisfaisant car en multipliant les chefs de compétence il ne fait que rendre les choses plus complexes. Cela est d’ores et déjà démontré par le fait que pour la plupart des décisions rendues et que nous avons étudiées, la litispendance est au cœur du débat. La multiplication de procédures parallèles est donc un risque désormais avéré. Espérons, l’espoir fait vivre, que le prochain règlement en la matière parviendra à apporter des réponses plus satisfaisantes.

 

 

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